Le journal de maths des élèves de l'ÉNS Lyon a publié une rédaction (par Matthieu Joseph et Nicolas Rocher) des exposés de ce week-end. Merci à eux !
Les Éléments de mathématique de N. Bourbaki commencent par la phrase péremptoire : « Depuis les Grecs, qui dit mathématique dit démonstration ». Je voudrais profiter de ce week-end pour discuter la signification de ce qui semble être au cœur de l'activité mathématique : la démonstration. Il sera notamment question de formalisation des démonstrations (et de ses limites) et de leur vérification informatique. Mais comme les mathématiques sont une activité humaine, on ne pourra pas non plus éluder la question de sa transmission. Enfin, le proverbe britannique selon lequel « the proof of the pudding is in the eating » nous conduira à incorporer à notre discussion de « vrais morceaux de mathématique dedans ».
J'ai commencé par la citation de Bourbaki donnée dans le résumé et mettre en question la coïncidence mathématique/démonstration qu'elle semble impliquer. De fait, la définition de ces deux termes n'est pas si claire. Nous avons évoqué plusieurs exemples historiques de contestations (parfois justifiées) de preuves/démonstrations : théorème de Jordan, théorème fondamental de l'algèbre (j'ai présenté la première preuve qu'en a donné Gauss), théorème des 4 couleurs, classification des groupes finis simples, conjecture abc...
J'ai aussi discuté la possibilité d'une « meilleure preuve » d'un énoncé, telle qu'elle transparaît dans Bourbaki ou dans le livre Proofs from the Book. Elle est évoquée dans un 24e problème de Hilbert récemment retrouvé, où il est proposé d'« analyser l'espace entre deux preuves ». À l'inverse, Atiyah insiste sur l'importance d'avoir plusieurs preuves, en ce qu'elle éclairent différemment le problème.
J'ai enfin présenté la « crise des fondements » qui agite les mathématiques depuis la fin du 19e siècle, notamment dans le premier tiers du 20e siècle. J'ai expliqué trois grands courants: intuitioniste (Brouwer, Heyting), logiciste (Frege, Russell), formaliste (Cantor, Hilbert), tels qu'ils apparaissent dans des articles portant ces titres dans le volume 2 de la revue Erkenntnis (1931). En particulier, j'ai évoqué le 10e problème de Hilbert sur les équations diophantiennes et sa généralisation au problème de la décision (Entscheidungsproblem) de la véracité des énoncés mathématiques. Nous avons écouté la voix de Hilbert dire « Wir müssen wissen. Wir werden wissen. » puis annoncé que cet espoir (?) est tombé à l'eau avec les découvertes de Gödel, Church, Turing, Matiyasevich,...
Le résumé sera plus bref. Le matin, j'ai expliqué comment la théorie des modèles (logique du premier ordre) permet de parler, en mathématicien·ne·s, des mathématiques que nous faisons quotidiennement. Les mots-clefs étaient langage (alphabet, termes, formules), sémantique (interprétations, modèles), et syntaxe (démonstration) ; les théorèmes-phares ont été le théorème de compacité de Gödel, le théorème de Löwenheim-Skolem, puis le théorème de complétude de Gödel.
L'après-midi a été consacrée au théorème d'incomplétude de Gödel (1931) et à l'indécidabilité de l'arrêt d'une machine de Turing (prouvée par Turing en 1936). J'ai évoqué quelques énoncés non prouvables dans un système axiomatique donné (finitude des suites de Goodstein, axiome du choix, hypothèse du continu), et quelques énoncés d'indécidabilité (trivialité d'un groupe donné par générateurs et relations, résolubilité des équations diophantiennes).
Nous avons assisté à deux exposés par des élèves, dont j'avais choisi les thèmes parce qu'il s'agissait de théorèmes fameux dont les preuves ont longtemps posé question, et dans les deux cas, été l'objet de vérifications assistées par ordinateur. Nicolas avait ainsi conclu la matinée en présentant le théorème de Jordan (le complémentaire d'une courbe plane fermée simple possède exactement deux composantes connexes, l'une bornée et l'autre non), montré comment il n'est pas si évident qu'il y paraît, et expliqué deux démonstrations (cas des polygones et des courbes $\mathscr C^1$). L'après-midi, c'est Meven qui a présenté le théorème des 4 couleurs et prouvé celui des 5 couleurs (référence: Proofs from the Book, chapitre 38).
La matinée a commencé par une présentation par Baptiste de la conjecture abc en théorie des nombres, de la façon évidente dont elle entraîne le théorème de Fermat, puis de son analogue, étonamment simple, pour les polynômes (théorème de Mason).
J'ai ensuite présenté les rudiments des équations diophantiennes, sous l'angle de l'arithmétique des courbes planes. Nous avons exploré le cas des coniques et comment la façon géométrique dont on peut les paramétrer permet de décrire leurs points rationnels (quand il y en a). J'ai ensuite décrit la loi de groupe à laquelle donnent lieu les courbes planes de degré 3 (courbes elliptiques), et énoncé le théorème de Mordell, essentiellement conjecturé par Poincaré. Après avoir enfin énoncé la conjecture de Mordell (théorème de Faltings), j'ai expliqué comment cette trichotomie est un reflet de la géométrie des surfaces de Riemann associées (genre 0, genre 1, genre au moins 2).
Ce week-end n'aurait pas été ce qu'il fut sans la neige, la promenade, les soirées et les rencontres qu'il a rendu possible, qui ont touché à des aspects plus intimes de nos vies. Je ne veux pas les résumer ici et me contenterai de reprendre, dans le désordre, quelques références bibliographiques/musicales que j'avais eu l'occasion de mentionner.
Deux photos de groupe :
Antoine Chambert-Loir— Dernière mise à jour :