Je ne m'appartiens plus

Maria Gorete Joaquim

Maria Gorete Joaquim était étudiante à Dili et avait dix-sept ans au moment de l'invasion. Parce que les services de renseignements indonésiens la soupçonnaient de faire passer des informations à la Résistance, ils jouèrent au chat et à la souris avec elle, l'arrêtant, la torturant, la relâchant, l'arrêtant à nouveau avant de finalement la tuer en 1979 (officiellement elle est seulement "disparue"). Son sort est semblable à celui de milliers d'autres Timorais depuis l'invasion; mais elle est mentionnée par un grand nombre de Timorais parce qu'elle défia l'occupant si ouvertement, et aussi parce qu'elle irradiait ces dispositions d'esprit avant même l'invasion et que beaucoup de ceux qui fuirent la capitale la connaissaient. Elle est devenue un symbole d'une telle force que les nombreuses personnes que j'ai tâché d'interviewer, trop effrayées ou encore trop fraîchement traumatisées pour parler de leurs propres expériences, redisaient invariablement des histoires de seconde main sur Gorete . Mais ceux qui parlent ici sont des gens qui ont eu un contact personnel avec elle.

M. T.


Olinda : Avant la guerre, j'allais à l'école avec Gorete. Elle était membre de l'organisation des étudiants du Fretilin, et j'allais parfois à leurs réunions. Maria y était active et dynamique, comme aussi à l'école : très intelligente. Les Indonésiens l'ont mise en prison et par la suite elle me fit savoir ce qu'ils lui avaient fait: électrochocs, insultes, humiliations, ainsi qu'à d'autres jeunes filles ; ils leur ôtèrent leurs vêtements, leur firent des brûlures de cigarettes. L'une des filles ne put parler pendant des jours, du choc. Certaines ils les battaient et les immergeaient dans un réservoir. Une d'elles eut un bébé en prison. Gorete m'a raconté toutes ces tortures parce qu'elle ne craignait pas de parler.


Mgr Martinho da Costa Lopes : J'ai rendu visite à Maria Gorete alors qu'elle était prisonnière au premier étage du magasin de Ly Ming, appelé Santaiho et dont se servaient les services de renseignements. J'ai essayé de l'encourager à être courageuse, à prier, à rester pure, et à être sérieuse et prudente dans sa vie. Elle me raconta comment les soldats l'insultaient et la tentaient en lui disant "Sois à moi et tu seras libre ; autrement c'est la mort." Pour une jeune fille, c'était une situation terrible. Je lui ai dit : "Vous vous croyez toute seule, mais vous savez, Dieu est avec vous." Ils ont fait une longue enquête sur elle et finalement, ils l'ont relâchée. Plus tard, ils l'ont prise en train d'essayer de partir dans la jungle et l'ont emprisonnée à Baucau. J'ai alors écrit à la Mission de Baucau pour demander aux soeurs de lui rendre visite. Au bout d'un peu de temps, j'ai entendu dire qu'elle avait été tuée.


"Lourenço" avait connu Gorete à Dili.

Maria Gorete devint une très proche amie. C'était une personne facile à vivre, heureuse, ouverte, amicale. Elle faisait passer l'information dans la jungle de ce que préparaient les Indonésiens, alors ils l'ont emprisonnée presque une année. Quand ils l'ont relâchée, elle a raconté ce qu'elle avait subi en prison : comment on la brûlait au visage avec des mégots, et les électrochocs sur son corps, et comment on la battait. Elle nous a raconté comment au début, en prison, elle s'est battue, elle ne voulait pas les laisser l'utiliser, mais elle n'en pouvait plus et au bout de trois mois comme ça, l'officier en charge l'a violée. Après cela elle ne lui résista plus, car au moins ça la protégeait contre d'autres et contre des tortures supplémentaires. Elle nous dit que parfois après l'avoir frappée, on lui administrait des injections, et elle pensait que ceci était destiné à la faire parler. Elle était alors toute étourdie et après cela dormait pendant des heures, ne se souvenant ensuite plus de rien.

Dès qu'elle commençait à évoquer ce temps en prison, elle se mettait à pleurer. Je ne lui posais aucune question et donc je ne puis que répéter ce qu'elle a dit. Je ne demandais aucun détail. Doucement, je l'invitais seulement à parler. Et après un bout de temps, elle en parla moins.

Lorsqu'elle fut libérée de prison, chaque fois que les Indonésiens donnaient une fête, elle y alla. Ils voulaient qu'elle vienne parce qu'elle était jolie fille. Elle guettait les renseignements qu'elle pourrait faire passer au maquis. Quand des soldats ont bien bu, ont peut apprendre beaucoup de choses. Beaucoup d'Indonésiens venaient lui rendre visite chez elle, car ils pensaient qu'après le traitement subi en prison elle était devenue une fille facile. Souvent elle quittait sa maison très tôt le matin pour venir me voir, et ainsi les éviter.

Au bout d'un certain temps, elle cessa de jouer cette comédie et d'aller aux soirées ; les Indonésiens n'étaient pas contents. Ils m'avertirent de ne plus la fréquenter : que c'était une communiste. Du fait que j'avais été prisonnier du Fretilin précédemment, je pus dire que j'avais été contraint de les aider. Je jouai au clown, ami avec les officiers, heureux d'avoir échappé à la dure existence du maquis, voulant profiter des plaisirs de la ville. Les Indonésiens crurent qu'on pouvait me faire confiance.

Quelqu'un comme Gorete ne cède pas facilement à l'intimidation. Elle avait son franc-parler, spontanée, même provocante. Elle ne pouvait pas se contenir et critiquait les Indonésiens carrément, en pleine figure. Lorsqu'elle avait entendu relater certaines choses qu'ils avaient faites, elle était capable de leur dire : "Si vous faites des choses pareilles, comment pouvez-vous attendre des Timorais qu'ils vous aiment ?" Alors je l'avertissais de ne pas, peut-être, dire ces choses publiquement. Mais elle me répondait qu'elle n'avait pas peur ; qu'elle savait ce qui pouvait lui arriver parce qu'elle l'avait déjà vécu, et y avait survécu ; qu'elle ne pouvait mourir qu'une fois.

Presque un an après qu'elle eût été relâchée, elle essaya de filer dans le maquis et fut arrêtée une nouvelle fois. Et cette fois les Indonésiens la baladèrent partout. J'entendais de ses nouvelles par beaucoup de gens différents, sachant ainsi qu'elle était vivante. Ils la forcèrent à venir avec eux et on la vit à Manatuto, Baucau, Lospalos et d'autres villages.

Elle écrivit à sa mère alors, et quelqu'un put lire la lettre. Elle y disait : "Je dois m'humilier souvent devant les Indonésiens, mais je ne peux rien faire ; je suis en leur pouvoir, je ne m'appartiens plus." Elle lui écrivait cela afin que sa mère ne ressente pas de honte de tout ce qui lui serait rapporté. Puis au bout de trois mois, je n'eus plus de nouvelles précises, d'aucune personne qui l'aurait vue. Des rumeurs, il y en avait, de toutes sortes, sans doute afin de nous égarer : elle aurait été emmenée dans une autre île ; ou elle avait été éjectée d'un hélicoptère ; ou encore, elle aurait été fusillée à Watorali, près de Kelilai.

Au début, on parlait d'elle : "Ah, elle est ici; on l'a aperçue là", puis quand on fut habitué à la voir souvent, on n'en parla plus. Quand on n'en parla plus, c'est là qu'elle disparut. C'est habituel : quand vous êtes pris, tout d'abord tout le monde parle de vous et s'en soucie. Ensuite c'est quelqu'un d'autre qui est pris - et c'est de lui qu'on parle. Vous êtes en quelque sorte oublié. Elle n'a plus jamais été aperçue depuis 1979 et nous pensons qu'elle est morte. Quand ils l'ont tuée elle avait vingt ans.


"Justino", un professeur, la vit juste avant sa disparition :

"J'ai parlé avec Maria Gorete Joaquim à Baucau juste avant qu'on ne l'emmène à Lospalos, puis ailleurs, probablement à Kelikai, où elle a été tuée. C'est par un effet du hasard que nous nous sommes rencontrés. J'ai réalisé par la suite quelle était sa bravoure. D'autres m'ont raconté ce qu'elle a fait, comment elle a supporté l'indignité de travailler pour les Indonésiens afin d'en tirer des informations qu'elle s'arrangeait pour passer à la Résistance. Elle a fait cela très bien pendant longtemps. Ce qu'elle a supporté.

Quand je l'ai rencontrée elle parlait assez peu, mais ce qu'elle m'a dit je m'en souviens. Elle était très silencieuse, soumise, cassée. Je n'arrive pas à bien expliquer, c'était comme si elle avait été dénudée de toute sa dignité d'être humain. Elle me dit qu'elle avait servi comme interprète aux Indonésiens et qu'ils l'avaient traitée comme un simple objet de plaisir. Maria Gorete leur servait à tout, elle était leur interprète et leur catin. Il lui semblait ne pas passer une heure sans être violée - par qui voulait, quand ça leur chantait. Elle dit qu'elle ne pouvait plus en supporter davantage. Les Indonésiens ne purent plus la faire plier. Elle leur fit clairement comprendre qu'elle refusait de continuer et leur dit "Eh bien, il ne vous reste plus qu'à me tuer."



Retour à la page précédente
Retour à la page principale