Forcé de creuser sa propre tombe

Celestino dos Anjos

Celestino dos Anjos a suivi un entraînement de commando en Australie durant la Seconde guerre mondiale, puis est retourné à Timor en juin 1945 avec "Sunlag", l'une des dernières "Z-parties", à laquelle participait Arthur "Steve" Stevenson. Deux mois durant, les soldats ont pu échaper à la capture grâce à l'aide de Celestino. Celui-ci a été l'unique Timorais décoré pour sa loyauté, la guerre finie. En compilant mes notes, je constate une cruelle ironie : c'est que lorsque j'ai interviewé Steve pour la première fois en septembre 1983, il espérait que tout se passait bien à Timor sous les Indonésiens, et au moment même où nous en parlions, son ami Celestino, qui avait sauvé la vie de Steve à Sunlag, était pourchassé dans les environs de Bibileo. Steve n'avait plus reçu de nouvelles de Celestino, sauf, par un tiers, la nouvelle qu'il avait survécu à l'invasion de 1975 par les Indonésiens. Puis finalement, une lettre passée clandestinement, de la part de Virgilio, le fils de Celestino.

Steve Stevenson : "Je suis convaincu de l'authenticité: Virgilio envoie des salutations nommément à chacun de mes fils. Le contenu de la lettre est assez choquant et m'a vraiment fait revenir sur ce qu'on nous disait, que les choses allaient bien à Timor sous les Indonésiens."

La lettre est datée du 2 mars 1984, mais n'est arrivée qu'en 1986, indication de l'efficacite du blocus de la communication alors. C'est une lettre longue et détaillée, en portugais, destinée avant tout à informer Steve de la mort de Celestino :

"...le 27 septembre 1983 ils ont fait appeler mon père et ma femme, et non loin du camp, ont dit à mon père de se mettre à creuser sa propre tombe; lorsqu'ils ont vu que c'était suffisamment profond, ils l'ont descendu à la mitraillette et il y est tombé. Ils ont alors dit à ma femme enceinte de creuser la sienne; mais elle a insisté qu'elle préférait partager celle de mon père. Alors ils l'y ont poussèe, et l'ont exécutèe de manière identique."

Virgilio utilise des termes précis pour décrire les faits. Il note soigneusement les "témoins immédiats" comme "la population, les Nangallas" (terme timorais pour les commandos indonésiens, qui signifie "tueurs au couteau") qui ont commis "ces crimes", et nomme aussi trois collaborateurs. Virgilio dit également que son père est mort pour son pays, et encore qu'il avait recommandé à ses fils de se battre jusqu'à la dernière extrémité, et souvent, leur avait expliqué les méthodes tactiques des commandos australiens.

Steve Stevenson : Cette lettre m'a rempli de tristesse et de colère. Elle me demande de faire savoir ce que sont dans la réalité les Indonésiens, et ce qu'ils continuent de faire à Timor-Est. J'ai essayé de faire cela en allant voir les journaux. Ce que je voudrais faire est de me rendre sur place, de trouver la tombe, et d'y faire apposer la stèle de l'armée australienne. J'ai écrit en ce sens aux autorités indonésiennes, mais n'ai même pas eu de réponse.

La mort de Celestino compte parmi celles, nombreuses, de septembre 1983, dans les semaines où s'est produit ce qui est connu sous le nom de massacres de Kraras, où plus de 1000 personnes périrent dans la région, principalement des civils. Leur mort servit de représailles à une attaque où quinze soldats indonésiens avaient été tués.

Dans sa lettre de 1984, Virigilio relate encore d'autres morts. "Le sept septembre 1993... les forces commandées par le général Benny Murdani sont entrées à Kraras. Là, ils ont pillé, incendié, tout dévasté et exécuté plus de deux cents personnes à l'intérieur de leurs huttes, y compris les vieux, les malades et les bébés." Tous ceux qui pouvaient courir s'enfuirent dans la brousse. Ensuite "Quatre bataillons encerclèrent Bibileo, et l'aviation de combat bombarda intensivement la région pendant les semaines qui suivirent." Cette campagne, sans compter les morts, "fit prisonniers environ 800 personnes" qui furent "massacrées à la mitrailleuse". Quelques semaines plus tard, le reste de lapopulaion qui avait fui fut faite prisonnière. "Dans ce groupe, il y avait mon père et ma femme. Tous ces gens ont été parqués à Lalerik Mutin et dépouillés de tout." Puis les tueries recommencèrent et Celestino et sa belle-fille enceinte furent victimes comme décrit précédemment.

Après les massacres, Virgilio et son frère devinrent guérilleros dans les montagnes. Des photos prises en 1989 de Virgilio et le groupe qu'il commandait ont atteint l'extérieur en octobre 1990. Fin 1991, Steve reçut la nouvelle que Virgilio et son frère étaient morts au combat.

D'autres comptes-rendus des massacres indiquent aussi que certains de ceux qui se rendirent à Buikarin furent enterrés le long des rives sablonneuses de la rivière We-Tuku, et que plusieurs de ceux qui se rendirent à Vikeke furent enterrés vivants, pieds et poings liés, dans des puits à Sukaer-Oan.

Les survivants de Kraras 1983 sont gardés dans un camp de regroupement d'accès restreint à Lalerik Mutin. On parle d'eux comme d'"exilés" et on dit que beaucoup sont morts de paludisme, de fièvre jaune et des conditions extrêmes. Fin 1989, il y avait 1553 personnes encore présentes, dont plus de 200 veuves. en 1990, on eut accès à des détails vérifiables du harcèlement de deux femmes dans le camp, de la torture de trois hommes et de l'exécution extrajudiciaire d'un autre (soupçonné de contacts avec la résistance armée), ce qui donna une indication de la dureté du régime sous lequel ils vivaient.


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