Ils se déplaçaient comme des chats

Robert Domm

Robert Domm est un avocat de Sydney. Dans sa jeunesse, il a travaillé sur des barges qui commerçaient dans les îles au nord de Darwin, et il s'est rendu à Timor alors portugais à plusieurs reprises au début des années soixante-dix. Soucieux de ce qui se passait à Timor depuis l'invasion indonésienne en 1975, il fut parmi les premiers étrangers à venir quand Timor-Est fut déclaré ouvert, en janvier 1989. En 1990, il y retourna, en mission pour ABC Radio National et y interviewa Xanana Gusmao, le chef de la Résistance ; ce qui fit les gros titres des journaux du monde entier [sauf en France, NDT] . Les choses réfléchies, tristes mais aussi pleines d'inspiration que Xanana avait à dire ont été largement rapportées. L'interview que j'ai, quant à moi, réalisée avec Robert sur son voyage témoigne de la force tranquille d'opposition face à l'occupation indonésienne.

Dans le Timor portugais du début des années soixante-dix, les gens avaient l'air pauvres mais ils donnaient une image de dignité. Beaucoup travaillaient dans l'administration et faisaient leur travail très sérieusement. En fin d'après-midi, Dili était vraiment un endroit vivant, avec des tas de gens qui se promenaient sur l'esplanade. Mais lorsque j'y suis retourné en 1989, tout semblait presque vide. Il y avait des panneaux en indonésien partout. Dili, avec ses bâtiments portugais et ses larges rues bordées d'arbres, ne ressemble pas à une ville asiatique ou indonésien avec son gros trafic, ses cyclomoteurs, ses bemos et les gens qui vous saluent d'un "Hello, mister".

Une vieille Timoraise venait dans ma direction, le regard baissé. Quand elle fut à quelque quatre mètres, elle leva les yeux vers moi, vit que je la regardais; son visage marqua alors une terreur absolue. Je me sentis coupable d'avoir provoqué cela. Elle baissa à nouveau son regard et s'en alla à pas précipités, mais ce regard effrayé me poursuivit. Il me révélait en quelque sorte les choses terribles qui, depuis ma dernière visite, s'étaient passées ici. Le peu de gens qu'on pouvait croiser ne vous adressaient pas la parole, bien qu'on sentît qu'ils vous observaient. Quand vous les regardiez, ils détournaient aussitôt le regard et passaient vite. Chacun s'occupait strictement de ce qui le concernait, Timorais, Indonésiens. Aucun rapport avec aucun endroit indonésien que j'aie pu connaître, ni avec le Dili que j'avais jadis connu. On passait à travers un groupe de gens sans entendre prononcer un seul mot, une atmosphère fantomatique. Très pénible.

En septembre 1990, à Dili, j'ai rencontré de nombreux Timorais qui m'ont fait voir des cicatrices d'électrochocs, surtout aux pieds et aux chevilles, certaines anciennes, d'autres récentes. Cela me démoralisait au début. Il me fallut attendre dix jours les gens qui cheminaient à travers les montagnes pour établir le contact avec Xanana et organiser l'interview. Pendant cette attente, je faisais semblant de chercher des opportunités commerciales avec des entreprises et parlai à quelques entrepreneurs, des Indonésiens qui flairaient de bons profits ici. Ils me dirent comment soudoyer des gens de l'administration pour acheter du terrain à bas prix et tout cela. Quand je posias des questions au sujet des autochtones (partiraient-ils? est-ce que cela les contrariait parfois de lâcher leur lopin de terre ?) on me regardait avec des yeux ronds et on me répondait qu'il n'y aurait pas de problème! Mais en général, les Indonésiens à qui j'eus affaire ne souhaitaient guère rester là. Ils faisaient certes peut-être de bonnes affaires, mais ils n'étaient pas à l'aise, l'atmosphère leur disait bien que les Timorais détestaient les avoir là. Il y avait d'ailleurs cette campagne où des gosses timorais leur demandaient, en indonésien, "quand ils repartaient". Bien entendu, certains Indonésiens considèrent les Timorais comme des primitifs ; mais en majorité, ils savent très bien quel affreux gâchis a été perpétré ici par les leurs.


Le camp de Xanana ne se trouvait pas loin de Dili. Je peux le dire maintenant, puisque depuis il a été découvert par les Indonésiens. Après avoir parcouru une petite distance, nous nous arrétâmes. Un des types me demanda d'ouvrir ma chemise; il tenait dans sa main des feuilles vertes, y mit son doigt et dessina un symbole sur ma poitrine et sur mon front, puis fit la même chose aux autres. Cela ne tachait pas, mais formait un petit dessin répétitif. C'était une cérémonie destinée à nous rendre invisibles aux Indonésiens, et c'était fait d'une manière humoristique : après cela ils faisaient mine de ne pas pouvoir me voir au travers d'une vitre du camion! cela me montra que leurs traditions, leur esprit, étaient toujours bien vivants. La guerre n'est pas seulement affaire de fusils; elle dépend du moral, de l'engagement qu'on a et d'une cause. C'est quelque chose que les Indonésiens n'ont pas. A Timor, soit ils tirent profit de la guerre,soit ils ne sont que de la chair à canon. De pauvres petits gars de Java pour qui l'armée est le seul espoir de carrière.

La voiture avait des glaces teintées, ce qui est courant. J'étais au milieu, il y en avait d'autres derrière moi, j'avais relevé mon col et portais une casquette et des lunettes de soleil. Je me faisais tout petit, tassé. Quand tout était calme, je pouvais me redresser, mais jamais sortir de la voiture. Deux fois, nous nous étions arrêtés et des types de l'armée arrivèrent. Les Timorais sortis de la voiture faisaient mine d'être amicaux avec eux, de fumer une cigarette, de s'être arrêtés pour pisser.

J'avais de l'argent en poche, et possibilité d'accès à plus dans Dili; j'étais sûr sur que si j'étais pris sur la route au milieu de civils non armés, j'aurais de quoi nous ouvrir le passage. Dans le système indonésien vous pouvez toujours compter sur la corruption. Si on avait été attrapés, j'aurais pris à part l'officier du grade le plus élevé pour lui faire une proposition. Pas de manière à ce qu'il se sente insulté - il faut comprendre la mentalité javanaise - mais par exemple : "Écoutez, là je suis en train de me faire balader par ces autochtones, et cela me plaît bien. Je comprends combien cela doit être dur, pour vous autres soldats, de vous trouver sur un territoire aussi solitaire : et quand on sera à Dili, j'aimerais vous donner un gage de mon admiration pour le fameux travail que vous êtes en train d'accomplir." Par contre si j'étais attrapé dans le maquis avec des guérilleros armés, pas de doute qu'ils nous auraient tous tués s'ils le pouvaient.


Quand arriva le moment de sortir de la voiture, il s'agissait de faire vite, courir, car on était à découvert, en rase campagne. Chaque visage était très tendu: celui des gens qui nous voyaient courir, celui des types avec moi. On s'est arrêté dans un village plutôt qu'à découvert: probablement parce que si des Indonésiens s'approchaient, nous en serions avertis par un dispositif à nous. C'est comme cela qu'opèrent les Timorais : dès que des Indonésiens sont annonçés, le mot est passé par des coureurs.

C'était: "Allez, M. Robert, plus vite, plus vite!" Pour eux ce n'était jamais assez vite. Après avoir été tout compressé dans la voiture, voilà qu'il fallait galoper à travers des collines, dévaler des sols pierreux friables, avec la frousse de dégringoler dans un ravin et de tout faire rater. Nous courions sans répit, moi tant bien que mal, égratigné au passage par des ronces, lorsque soudain notre escorte armée des Falintil sortit d'un fourré. Ils étaient huit jeunes, visiblement prenant leur rôle très au sérieux, très martiaux et qui nous présentèrent les armes. Ils avaient l'air un peu hésitants - après tout, ils ne sont pas une armée de parade. C'était curieux, mais j'y vois deux raisons. La première, le respect, et tout le temps que j'ai passé avec eux, ils m'en ont montré énormément à leur manière tranquille. L'autre, c'était la fierté de montrer qu'ils savaient faire les choses comme il fallait. Ils ont tout droit d'être fiers d'eux-mêmes. En tant qu'armée de guérilla, ils sont très efficaces, et ont tenu devant de terribles difficultés.

Mais quand nous fûmes au plus épais de la brousse, l'atmosphère s'était détendue, car ils étaient sur leur territoire. A cinq, ils étaient capables, dirent-ils, d'immobiliser une colonne de cent Indonésiens, tandis que nous prenions la fuite, si nécessaire. Ils avaient un lien très fort les uns avec les autres, ainsi qu'avec les habitants et tous les éclaireurs que nous rencontrâmes au gré du chemin. Avec eux, je me sentais en sécurité. Ils se fondaient dans le maquis; c'étaient les Indonésiens qui étaient en état d'infériorité, ce territoire devait être pour eux une véritable embuscade permanente.

Un terrain difficile : pas une partie plate, nulle part. Eux, avaient l'agilité et les musclés des jambes qu'il fallait, moi pas. Ils restaient très proches de moi de peur que je ne tombe. En fin de course, j'avais dépassé mes forces, j'avais perdu en transpiration peut-être dix kilos, mes jambes devenues tremblantes me faisaient mal. Le dernier bout de route j'avais dû m'arrêter quatre fois. Nous escaladâmes un affleurement rocheux escarpé, le long d'un chemin naturel qui, à la saison des pluies, serait un petit cours d'eau. Là, debout, nous regardant venir, se tenait un personnage assez grand à l'air distingué, avec une belle barbe: Xanana.


Le camp était petit, quatre ou cinq huttes rapprochées, à toit de chaume, creusé en triangle dans le flanc de la montagne. Un nouveau camp, dirent-ils. Les guérilleros se tenaient en état de mobilité permanente. Il y avait là des hommes plus âgés, qui semblaient être des auxiliaires particuliers attachés à Xanana.

Je tenais à ce que les questions adressées à Xanana soient exactement celles que souhaitait ABC ; par conséquent j'en avais d'écrites en portugais. Elles étaient d'une teneur dangereusement précise, et en conséquence je les avais gardées contre moi tout le temps et au bout de deux semaines, elles étaient en lambeaux lorsque je pus les donner à Xanana. Prévoyant l'éventualité d'avoir à tout retourner mes poches, je les avais enveloppées de plastique et fourrées dans les chaussettes ou mon caleçon. J'avais cru que nous les survolerions sommairement et que je pourrais parler plus largement. Mais pas du tout, Xanana décortiqua chaque question de manière très réfléchie, et eut une discussion avec les autres pour avoir leur avis. Nous eumes plein de bon matériau, mais c'était une drôle d'expérience de mener une interview dans une langue que je ne comprenais pas.

Nous nous arrêtons pour les repas. Je n'y tenais pas, mais ils apportaient de la nourriture et je ne pouvais pas être discourtois. C'était servi sur des lourdes assiettes en verrerie avec des dessins dessus. Je pense qu'elles avaient été trouvées pour l'occasion, car franchement, je ne vois pas bien des guerilleros en campagne avec des assiettes comme cela dans leur barda! Il y avait des verres à boire aussi. Un des types avait rapporté une bouteille de whisky, alors on en a bu. Il y avait des nouilles, du satay, une viande qui ressemblait à de la venaison, des gâteaux, du café, et une merveilleuse eau de source, la meilleure qui soit là-bas ; comme de l'eau minérale. Moi je n'avais pas bien faim, j'étais encore assez mal-en-point du voyage.

C'était bizarre pour moi d'être dans ce camp. Xanana était bien, une personne ayant la capacité de se relaxer. Beaucoup de sens de l'humour, de toute évidence un homme intelligent et circonspect, mais capable aussi de laisser tomber la tension, de parler comme je vous parle maintenant. Puis, il redevenait le chef militaire; mais toujours un type amical.

Les autres guerilleros, c'était différent. On eût dit qu'ils avaient tellement pris l'habitude de se fondre dans le maquis qu'ils n'avaient pas d'autre comportement. Leur survie en dépendait, mais cela ne ressemblait pas à un comportement humain normal. Ils portaient des bottes militaires mais se déplaçaient comme des chats, comme des ombres. Tout ce qu'ils faisaient l'était silencieusement et doucement. Fumaient-ils, leur paume enfermait la cigarette, on n'en voyait pas la lueur; ils écoutaient les ondes courtes au plus petit volume possible. Ils cuisinaient sur des charbons sans fumée.

Il semblait y avoir entre eux tous un lien vraiment fort; continuellement conscients les uns des autres, travaillant ensemble presque sans avoir besoin de parler. Ils allaient et venaient sans que je m'en rende compte. Il y a des photos de moi, prises alors, et on y voit à l'arrière-plan des tas de gens que je n'ai jamais aperçus! Ils étaient bien trop polis pour jamais avoir l'air de me surveiller, mais cependant je me savais toujours observé, et cela me gênait. C'était tellement étrange pour eux de m'avoir là, et sans doute maintenant rient-ils en se racontant ce que ce M. Robert faisait ici ou là.


Pour le voyage de retour, Xanana a dû leur donner l'instruction d'avoir pitié de moi, de me laisser quelques petits temps d'arrêt, parce que le voyage s'est passé à une allure beaucoup plus modérée. Là et dans la montagne, les gens nous faisaient savoir au passage ce qui s'était passé sur le chemin. Si nous n'étions pas avertis, nous aurions pu ignorer ces choses, car rien extérieurement ne les indiquait; mais ceux qui m'accompagnaient avaient bien enregistré, et commémoraient chaque fois que nous passions ces endroits. Au faîte d'une montagne, un village entier avait été rayé de l'existence, environ deux cents habitants. Rien d'exceptionnel d'ailleurs. J'avais l'impression qu'ils en avaient tant vu, les gars, qu'ils avaient dépassé l'états d'être choqué; qu'ils étaient surpris, si vous l'étiez. Tant de batailles et de massacres ont eu lieu depuis quinze ans - et en général, à chaque bataille succède un massacre - tant d'événements. Certains consignés, d'autres pas, certains sans témoins pour en parler. Il faudrait beaucoup de temps, et beaucoup d'efforts, pour pouvoir en retracer l'histoire.

Le couvert finissait dans un très bel endroit, avec beaucoup d'oiseaux et une grande voûte d'arbres filtrant la lumière. J'étais ému de voir le lien profond entre les soldats et les civils. C'étaient des embrassades et des au revoir, sans doute dans l'interrogation: qui, dans le proche futur,serait encore en vie. Ils étaient conscients qu'il y aurait un retour de manivelle quand l'histoire sortirait.

. Nous avions à peine regagné la voiture pour retourner à Dili, qu'il arrivaient sept camions replis de troupe indonésienne qui passa devant nous, se dirigeant exactement vers là d'où nous venions. Ils devaient être environ quarante par camion, ce qui ferait trois cents soldats en armes entassés là-dedans. Un convoi de routine, probablement. J'en avais vu de semblables sortant de Dili. Ils se divisent ensuite en petits groupes qui partent dans la jungle à la recherche des guerilleros: le travail de harcèlement constant.


Il a fallu une semaine pour que circule la nouvelle qu'une interview avait eu lieu. Les Indonésiens étaient fous furieux ; de toute évidence, ils s'étaient fait sévèrement taper sur les doigts par Djakarta. Tout d'abord, il y a eu la pêche aux renseignements coutumière: on attrape des tas de gens et on les bat pour essayer d'en tirer quelque chose. Ensuite, quand ce fut publié ils eurent mon nom, ce qui leur livrait un morceau du puzzle. J'avais pris soin de prendre des photos seulement des guérilleros, et non de ceux qui étaient venus avec moi, mais ils l'avaient enregistré eux-mêmes, et certains furent capturés. Il se fit une grande activité en octobre-novembre 1990 ; un village entier fut menacé de disparaître de la surface de la terre. Ils battirent les interprètes, mais la publicité les sauva : ils sont toujours vivants. Ils tuèrent des guérilleros dans une grande opération militaire, mais ils n'eurent pas Xanana.

Cette interview fit intervenir une énorme organisation. Deux cents personnes, me dit-on, y étaient impliquées de près ou de loin, et cela a l'air juste. Moi-même, directement, j'en ai vu une cinquantaine. Parfois c'était presque indiscernable, comme un petit garçon sur le long de la route, qui se désignait par un signe discret à la voiture. Cela se produisait n'importe où. Tous ne savaient pas exactement ce qui se tramait, mais j'en voyais constamment qui en faisaient partie. Cela m'a donné une mesure de la force de cette opposition silencieuse à la présence indonésienne.


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