La vie était bonne et facile

Abel Guterres

Mon village, Bagnia, se trouve dans l'est au pied du Mont Matebian, que nous autres nommons Montagne de la Mort, car elle a vu de nombreux massacres. Les gens du village racontent comment, pendant leur occupation, les Japonais alignaient les gens sur une arête, les bras ligotés, puis les poussaient dans le vide où ils se brisaient en arrivant.

Mais quand j'étais jeune, dans les années 60, la vie était bonne et facile; nous n'avions pas de problèmes. Bien sûr, en rentrant de l'école, il nous fallait aider notre famille surtout au moment de la plantation; autrement, rien, on jouait. Nous n'avions pas de ballon de foot, nous utilisions un gros pamplemousse vert, nous tapions dedans jusqu'à ce qu'il se défasse, et alors nous en prenions un autre. Il poussait des fruits partout le long des routes; si on avait faim, on n'avait qu'à se servir et manger: oranges, mandarines, pamplemousses, mangues, bananes, tamarins.

Dans mon village, nous vivions dans des maisons traditionnelles, sur pilotis, avec un toit élevé - comme on peut voir sur des reproductions représentant le Timor d'avant. Chaque pilotis porte un disque fait pour arrêter les rats. On ne peut rien apposer contre la maison, car sinon ils entrent, et vous gâtent toute la nourriture. Au milieu de la maison est un grand panier en palmes tressées, où reste le riz. Le nôtre était deux fois grand comme moi. Ce poids au centre de la maison maintient son équilibre, à la manière de l'équilibre d'un bateau.

Quant à l'espèce de palme utilisée pour le toit, elle est très dure et presque indestructible, sauf incendie; les parois sont de bambous doublés et elles aussi très durables; pas besoin de la peindre, etc, comme ici. Certaines maisons tiennent des centaines d'années; ce que nous devons renouveler tous les trois ou quatre ans, ce sont les pilotis, car ils doivent être assez robustes pour faire face aux vents de février-mars: là on ne peut même pas garder un feu de cuisson à cause du vent féroce, et il y a des maisons qui basculent si elles n'ont pas été bien entretenues.

On ne remplace pas tous les poteaux à la fois, cela dépend de l'état de chaque. On creuse pour vérifier si la partie fichée dans le sol est mangée aux insectes. Placer un nouveau pilotis n'est guère difficile, à l'aide d'une corde et de nos mains: et les voisins viennent aider. Vous glissez le poteau neuf dessous, comme une attelle, sans l'enfoncer beaucoup, vous le maintenez et là vous déterrez le vieux poteau et puis vous placez le nouveau, comme quand vous re-bloquez les maisons en bois ici.

Les maisons sont grandes. Il y a une échelle pour monter. Des séparations forment des chambres. Nous avions des nattes faites de longues palmes, que nous pouvions rabattre sur nous car la nuit était froide: notre village était haut perché. Les Timorais aiment vivre en hauteur, car en bas il fait très chaud et il y a le paludisme. Même aux mois les plus chauds, d'août à novembre, nous avions toujours une bonne petite brise dans les vallées.

Nous utilisions principalement la médecine traditionnelle, à base de feuilles et de plantes. Une fois, j'ai été mordu par un serpent vert venimeux. Toute ma jambe avait enflé. Ma mère a chauffé des feuilles de papaye au feu et en a mis le jus sur la blessure, cela m'a guéri. Je me suis fait une mauvaise coupure à ce doigt, mais elle a guéri rapidement grâce au jus épais d'une racine spéciale. Et nous avions des sages-femmes très qualifiées: un travail de première importance. En touchant la mère, elles savent de quelle façon vient l'enfant. Elles n'ont pas de gants en caoutchouc, mais elles ont des ongles courts et se lavent les mains très attentivement.

Tout villageois connaît les recettes de guérison les plus communes. En cas de diarrhée, on boit l'eau épaisse du riz qui a cuit; si on mange quelque-chose d'empoisonné, on se dépêche d'absorber de la noix de coco, elle absorbe le poison, ensuite il n'y a qu'à vomir. Certaines personnes, surtout des vieux, connaissent plus que cela, comme aussi des secrets animistes, passés depuis un ancêtre qui les possédait.

Ma famille était animiste, mais j'ai été baptisé catholique. Quelquefois je discutais avec les vieux, mais ils gagnaient toujours. Ils disaient : "C'est le même Dieu. Tu vas à l'église, un endroit particulier, comme nous. Ce grand arbre, c'est un lieu sacré à respecter, c'est l'endroit de Dieu aussi."

Le terre n'est pas propriété des gens. Si un champ ne donne pas, on peut simplement le quitter, et il n'y a pas à acheter d'autre terre comme ici. On peut utiliser la terre de la région à laquelle on appartient, celle des ancêtres. Il y avait abondance de terre, et pour tous. Chacun avait son petit potager; quant à planter pour les grandes récoltes, chacun aidait tour à tour. Un groupe venait, puis le travail achevé, on allait chez quelqu'un d'autre.

Les gens qui ne possèdent pas de buffles et n'ont pas encore commencé une culture, se rendent chez ceux qui en ont pour les aider. Si on a un buffle, pas besoin de travailler - nous disons: c'est le buffle qui travaille, puisqu'il prépare le sol- mais souvent, il faut tout de même aider; et puis toute l'année, il faut le soigner, le buffle. Au terme de la moisson, celle-ci est également partagée entre la personne qui possède les buffles et celles qui ont travaillé. Il n'y avait pratiquement pas de disputes là-dessus parce qu'il y avait des années de coutume et que tout était convenu, avant même que le travail ne commence. Personne ne se préoccupait de tout cela, il y avait toujours tout le nécessaire partout; par contre quand fruits et légumes étaient mûrs dans votre jardin, il fallait veiller au grain sans arrêt, sinon les singes vous mangeaient tout. Ils étaient même capables de déterrer les patates douces! Et nous enfants, nous avions à veiller, et tambouriner fort sur du bambou pour les éloigner.

Il y avait un impôt à payer: 300 escudos par an, égal pour chaque famille. Vous pouviez le payer en vendant un cheval, des porcs, du riz ou du café - ce que vous aviez. Une chèvre valait environ 25 escudos. Parfois c'était dur, bien que, de tradition, nous avions de quoi vivre assez bien, sans pouvoir mettre beaucoup de côté. L'homme qui n'était pas en mesure de payer devait travailler aux routes, ou alors c'est son clan qui payait pour lui. Si des enfants une fois grands étaient partis pour travailler en ville, ils étaient capables d'envoyer de l'argent à la maison. Lorsque je suis devenu maître d'école, je gagnais 1500 escudos par mois. C'était excellent. J'en envoyais la plus grande partie à ma mère, afin que la famille puisse acquérir des buffles. Ma famille était très fière de moi.

J'aimais enseigner. l'école comptait soixante-quinze élèves, moi-même et c'est tout. Les enfants s'étageaient de treize à six ans. C'était leur première scolarité, donc ils recevaient tous un enseignement de base dans la même classe. Ils se tenaient bien, ils voulaient apprendre. Il était rare que j'aie à les punir. Seulement quand ils avaient fait quelque chose de vraiment mal, comme du mal à un autre enfant. Dans l'ensemble, ils étaient sages. Le contraire eut été une honte pour eux.

Quand il a commencé à y avoir des partis politiques en 1974, il n'y avait pas grande différence entre l'UDT et le Fretilin. Tous deux briguaient l'indépendance, et j'avais des amis dans les deux. Toutefois je soutenais plutôt la politique de l'UDT. Aller plus lentement, je trouvais cela plus sage. C'était la première fois qu'il existait des partis politiques à Timor, donc ils n'étaient pas très mûrs: ils se cherchaient. Puis, en 1975, quand les ennuis ont commencé, j'ai voulu être en sécurité, parce que ma famille dépendait de moi. Lorsque mon ami de l'aéroport m'a fait monter dans un avion, c'était censé être pour peu de temps, jusqu'à ce que les choses se calment. Je pensais revenir vite; certainement pas quitter ma famille pour toujours, pour ne plus savoir d'eux que leur mort. Aujourd'hui, je suis coordinateur du Fretilin parce que je considère que sa résistance représente les désirs de mon peuple à l'intérieur de Timor, et que nous qui sommes libres, au dehors, portons la responsabilité de leur venir en aide.


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