Il vient un jour où vous ne ressentez plus rien

'Jorge'

J'ignore, du moins en chiffres, j'ignore combien de gens j'ai tué. Je tue depuis que j'ai eu dix-huit ans. Quand je me mets à y penser, ça me taraude, c'est pourquoi je passe mes nuits et mes week-ends au pub. Quand je bois, je suis calme et les choses ne me préoccupent plus. Il n'y a personne à qui je puisse en parler. Les autres Timorais, quelques-uns parlent avec moi, mais beaucoup ont peur de moi. Certains pensent que je suis fou. Je ne supporte pas quand j'entends des Timorais parler du Timor d'avant. Je n'aime pas parler de mon pays parce que je sais comment c'est maintenant. Je dis des choses qui les gênent. Il y a tant de choses dont je ne veux pas parler. Quand je vois des gens qui se battent à la télé ou en ville, des gens saouls qui se battent, je n'aime pas cela. Ça me fait me souvenir.

J'étais élève quand la guerre a éclaté à Timor. Je n'avais aucun lien politique, n'appartenais à aucun parti. Mes copains et moi-même avons été contraints d'entrer dans l'armée indonésienne. On nous a prévenus : ceux qui ne s'engageraient pas auraient à en subir les conséquences. Cela signifiait qu'ils nous qualifieraient de communistes. Aucun d'entre nous ne souhaitait combattre, mais il n'y avait aucun moyen de l'éviter. Si vous refusez de marcher c'est vous qu'on tue.

Donc j'ai participé à des opérations où on tuait des Timorais, des gens du peuple. Ça m'a fait un effet étrange. Aucun de nous ne se sentait bien. Au début, on est triste, on a des remords, mais après deux ou trois ans, c'était devenu facile. On s'habitue à tuer.

Lorsque l'armée indonésienne va dans les montagnes pour combattre, elle utilise les bombes et du napalm. Elle détruit tout. Avant une offensive, les Indonésiens somment les gens de se rendre. S'ils ne le font pas, ils sont tués. Les gens s'enfuient en voyant l'armée indonésienne, et donc ils sont tués. Ils entrent en action avec l'avion et quand l'avion repart, ça commence avec les roquettes. Ils possèdent une roquette russe qui est extrêmement dangereuse. Elle est tirée depuis un camion. Jamais de ma vie je n'ai vu quelque chose d'aussi horrible. Parfois au cours d'une opération il y avait un feu ininterrompu: roquettes, bombardement, canonnade navale, tout à la fois. Ils tirent sur un village: parfois personne, parfois beaucoup de morts. C'est vraiment terrible d'entrer dans le village après ça, de voir les gosses, les vieux, tous morts ou mortellement brûlés.

Une fois, nous devions détruire le village de Turiscai. On l'a d'abord attaqué au mortier. Ensuite on a employé le napalm. Je crois que les habitants de Turiscai avaient fui, mais nous avions l'ordre de détruire les maisons en pierre qui étaient là. Ensuite je me suis trouvé dans une vaste opération de conquête du Mont Perdido : là ils ont utilisé une technique différente. Depuis des hélicoptères ils larguent des bidons d'essence ; lorsque ceux-ci sont au sol ils tirent dessus, cela explose de partout. Après ça les navires commencent à tirer aussi, et quand le tir naval s'arrête, les tanks entrent en action. J'ai rencontré une personne qui par miracle a réchappé de cette montagne, et il m'a dit combien de gens sont morts là - c'était horrible.

J'avais des amis parmi les Indonésiens. Certains dans cette armée n'étaient pas si mauvais. Voyez-vous, des Indonésiens aussi sont contre leur gouvernement. Ils n'aiment pas les officiers javanais. Mais on était amis avec ceux qui n'étaient pas javanais, en provenance d'autres îles, certains chrétiens. Ils étaient contre l'invasion de notre pays; ils nous disaient qu'on les avait obligés à se rendre à Timor.

Dans l'armée indonésienne, je conduisais un camion, donc je faisais des aller-retour vers les montagnes pour aller y chercher du café. Cela, je peux le faire parce que je suis armé. J'emporte le café à Dili et le vends à des commerçants. Il faut bien que je gagne un peu d'argent. Le travail est mal payé: ils comptent que vous vous en tirerez par la corruption. En échange du café, je leur donne du riz. En conduisant, de village en village, on aperçoit la même chose, des gens décharnés et des morts. Ceci dans plusieurs régions, entre 1976 et les années 80. Les vivants et les cadavres étaient décharnés avec l'estomac gonflé; beaucoup étaient des enfants.

Les gens n'avaient, alors, pas le droit d'habiter leurs propres villages. Ils devaient descendre et vivre dans les camps de concentration. J'ai dû obéir aux ordres, aller ramasser les gens et les amener en bas. Les ordres étaient de les abattre en cas de refus. Ces gens-là ne nous aimaient guère, nous Timorais engagés dans l'armée indonésienne. Et nous autres également étions mal à l'aise avec eux. On ne pouvait pas leur expliquer, ils ne comprenaient pas, c'était des gens qui ne savaient ni lire ni écrire. Dans les camps, ils recevaient un peu de riz. S'ils restaient dans la montagne, c'était la famine. Les bombardements empêchent toute culture; le feu détruit les récoltes, et les animaux aussi meurent.

L'armée indonésienne pratique beaucoup la torture, ce qui est censé rester secret. Je l'ai vu, oui, femmes, hommes et enfants, oui, des enfants aussi. Si une famille a un membre dans le Fretilin, l'armée doit tout faire pour obtenir des renseignements ou contraindre celui du Fretilin à descendre de la montagne. J'ai un ami qui a été torturé.

Plus d'une vingtaine de mes amis ont disparu. Je ne peux pas dire leurs noms, à cause de leurs familles. Des gens qui avaient été à l'école avec moi. Qui ont dû s'engager dans l'armée. Ils boivent beaucoup pour oublier les choses horribles qu'is voient. Quand ils boivent, ils parlent trop, contre l'Indonésie, la corruption, les choses moches qu'ils font à notre pays, d'autres amis qui ont disparu. Il y a beaucoup de mouchards, à la solde des Indonésiens. Au moment où je suis parti, la plupart des mes copains avaient été tués. Quelquefois c'était une auto qui venait en pleine nuit les chercher; quelquefois, c'était un soldat qui venait leur dire de se présenter et leur famille ne les revoyait jamais plus.

Alors certains d'entre nous partions de nuit cueillir les indicateurs et les supprimer. Nous savions qui ils étaient. Faisant partie de l'armée indonésienne, nous pouvions facilement les trouver. Un copain disparaissait, nous savions qui l'avait dénoncé, et on s'en chargeait. En tant que soldats, nous avions le droit de tuer, alors nous tuions les indicateurs. Simplement, nous les emmenons dehors et les abattons d'une balle; parfois nous creusons un trou et enterrons le corps, parfois nous faisons un feu. Je ne sais pas combien j'ai tué d'informateurs, plein, plus de dix, oui. C'était juste quelque-chose qu'on faisait. Je ne peux pas expliquer. A ce moment-là, cela ne me semblait pas quelque-chose de mal. J'étais bourré de haine à ce moment-là, tout le temps. De haine envers moi-même aussi. Voir des cadavres jour après jour, vous sentez plus rien. Il vient un moment où les sentiments ne fonctionnent plus.

J'ai dû tuer mon meilleur ami. Je ne veux pas en parler, je ne me sens pas bien quand je pense à ça. C'était vraiment un intime, on avait été en classe ensemble. Ils savaient que c'était mon ami et j'ai dû l'exécuter. Ils font ces choses-là pour vous tester. C'est délibéré.

Plus cela allait, plus je devenais désespéré. Il fallait que je parte. Ils venaient la nuit cueillir des tas d'autres gens qui comme moi s'étaient battus avec les Indonésiens; beaucoup disparaissaient. J'ai pensé que bientôt ce serait mon tour. L'alternative était, soit de m'échapper, soit de me faire tuer par les Indonésiens à Timor. Pour finir, des membres de ma famille au dehors ont réussi. Ça leur a pris des années pour me faire sortir, et il leur a fallu payer des milliers de dollars en bakchich.

Je ne crois pas que la guerre va s'arrêter dans mon pays, car l'armée indonésienne est cruelle et ils veulent qu'elle continue. C'est leur manière de se faire de l'argent et d'avoir des promotions. Combien en meurent, leurs soldats, les gens de notre peuple, ça leur est égal.


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