Des murs blanchis à la chaux et des gommiers

John "Paddy" Kenneally

En 1942, ce qui m'a frappé tout d'abord à Timor, ce fut l'architecture portugaise. Ils construisent pour aller avec le climat: courettes avec pieds de vigne pour faire de l'ombre, murs blanchis à la chaux. En montagne, à la saison sèche, le terrain est très découvert, ce n'est pas du tout la jungle. Avec les gommiers, ça ressemble beaucoup à l'Australie, c'est très sec.

Ce qui frappait d'emblée à Timor, c'était l'absence de racisme. Les Anglo-Saxons, les Néerlandais, les Allemands, prenaient des maîtresses du pays et ils feraient peut-être quelque chose pour les enfants sans officialiser, mais les Portugais ne semblaient pas avoir cette distance. C'était courant de voir des Portugais légalement mariés à des Timoraises. Ils avaient leurs maîtresses aussi, mais se mariaient et vivaient avec des Timoraises tout aussi bien. Dans les fêtes, vous pouviez voir toute une gamme de couleurs et de mises à bavarder ensemble gaiement. Certains étaient métissées de Chinois, de Portugais, de Timorais, et en plus il y avait eu des Africains et des Goans de l'armée portugaise ici naguère encore : alors dans une même famille vous pouviez voir des gens noirs, des gens blancs et tout ce qu'il y a entre les deux, cela faisait de jolies combinaisons, avec une touche de ceci ou de cela. Je trouvais les Timoraises très séduisantes, avec de beaux yeux et des dents blanches - sauf bien sûr à user de la noix de bétel. C'est une sorte de drogue. On y mêle du citron vert, et à force, vous y perdez vos dents. Et vous crachez tout rouge; on en voit partout, sur les pistes: au début, je croyais que c'était du sang.

On est arrivés largement avant les Japonais et on s'est dispersés dans les collines, une section des nôtres dépêchée à l'aérodrome. Quand les Japs sont arrivés, cette section a fait sauter l'aérodrome, la plupart purent s'échapper, mais ne parvinrent pas à nous faire passer de message, ce qui fait que le jour suivant certains de nos gars sont partis pour Dili dans un camion, et crac ! sont tombés en plein sur une patrouille japonaise, qui les aligna sur le bord de la route et en fusilla une partie.

Il y en a un, Keith Hayes, qui reçut une balle dans le cou, et puis le Jap y mit un coup de bayonnette en sus, et lui piqua sa montre. Keith n'était pas mort, et quand les Japonais furent repartis, il se dressa et en chancelant prit la route, où une Timoraise le trouva et lui vint en aide. Sans doute, les Japs en eurent-ils vent, car ils le recherchèrent. Cette femme timoraise a risqué sa vie pour sauver Keith. Vous pouvez imaginer ce qu'il y a comme mobilier dans une case indigène, mais la femme avait quelques vieilles paillasses dont elle le recouvrit. les Japs fouillèrent le village, puis repartirent, et alors elle put faire passer un message. Notre docteur, avec deux gars, y allèrent et le récupérèrent. Ce genre de choses était très courant.

Patricio, mon creado, était très mince et assez grand pour un Timorais. Il devait avoir dans les dix-neuf ans. Pour le dimanche de Pâques 1942, je m'en fus à la messe à Ainaro. Le chant grégorien des autochtones était magnifique. Quand je suis revenu de l'église, Patricio était là avec un copain et ils disaient, en tetun, qu'ils voulaient rallier les Australiens. Je n'avais pas un sou. Tout ce que j'ai pu faire, c'est lui donner à manger; lorsque nous sommes revenus là où étaient les camarades; mais il est resté avec moi.

Au bout de trois mois, nous logions chez les autochtones, avec eux. Alors vous aviez d'un côté du feu des soldats australiens qui dormaient, et de l'autre, par exemple des grands-parents avec tous les enfants, et des fois un chien ou deux. C'était rare de voir un Timorais dormir toute sa nuit. Il y a en avait toujours un ou deux auprès du feu, à bavarder; puis cela dormait, puis cela se réveillait et recommençait à parler. Au début, nous leur trouvions une odeur particulière, forte; par la suite, nous ne la remarquions plus. Eux aussi nous dirent qu'ils nous trouvaient une odeur spéciale, mais ensuite s'y étaient accoutumés.

Toutes nos rations furent épuisées, passé environ un mois, et il a fallu passer un accord avec les habitants. Il y eut une fois où tout ce que nous avons pu avoir, c'était des arachides vertes. Ça vous déchire les intestins! Par moments on avait une si forte dysenterie qu'on n'osait plus enfiler nos pantalons; on avait à s'isoler si brusquement qu'on avait peur de les salir. Il y avait une patrouille en marche: les gars portaient juste une chemise, leur harnachement et leurs bottes.

Il y avait des femmes qui venaient dans l'autre sens, courbées sous leur charge attachée à la tête; avec leur politesse habituelle, elles saluaient chaque soldat; et les Australiens, complètement nus depuis la ceinture ! "Bon Dieu, me dit mon coéquipier, regarde un peu ces grands soldats de l'armée australienne en patrouille! Il y en a pas un qui porte un pantalon! Les chemises n'étaient pas bien longues, elles ne cachaient rien - et quand vous mettiez le harnachement, ça remontait encore la chemise. Ces femmes faisaient poliment semblant de n'avoir rien vu ; vous parlez si elles devaient rigoler, une fois hors de vue!"

On avait ce que nous appelions "la Brigade internationale", composée d'auxiliaires variés. Il y avait Alfredo da Santos, un caporal portugais qui s'appelait Juan da Silva, Julio Madeira, Juan Vieira et Francisco Fernandes. Julio Madeira était celui que je connaissais le mieux, car il fréquentait notre section. C'était un Portugais blanc, petit, mais puissamment bâti, et qui pigeait vite. Il avait suivi un entraînement dans l'armée portugaise et parlait tetun comme un autochtone, et il connaissait bien les lieux. Il avait une ferme sur la rivière Glano et quand les Japonais sont arrivés là, ils ont commencé à lui prendre ses oies. Julio s'est appuyé à la barrière et leur a dit de laisser les oies, qu'elles étaient à lui. Le Jap envoya deux balles dans la barrière, juste à côté de la tête de Julio. Julio rentra alors dans sa maison, prit son fusil, ressortit et tua trois Japonais. Puis il prit sa femme et ses deux enfants et les emmena vers Letefoho, un pays rudement montagneux.

Au moment du fameux raid de la nuit de mai 1942 à Dili, il y avait là avec nous Julio, et Francesco Fernandes, un Portugais estropié mais à cheval; nous étions quatorze dont trois armés de mitrailleuses, le reste de fusils. En rentrant, certains tombèrent sur une patrouille japonaise dans l'obscurité. Julio eut beaucoup de sang-froid. Le garde l'interpella; Julio le descendit carrément et s'écria "Des Japs, plein, foutons le camp d'ici!" Un des Australiens était paralysé de terreur, il a fallu que Julio le secoue pour le faire bouger.

Quelques jours après cela, six d'entre nous nous trouvions à attendre les Japs à un endroit qui s'appelle Daralau, d'où on avait un bon point de vue tout autour. C'était un dimanche matin, et je me rappelle avoir pensé "Si j'étais à la maison, je serais juste rentré de la messe de huit heures et je serais assis devant un bon breakfast - ou bien alors j'irais au club jouer au whist, au lieu d'être assis au pied de cette montagne, me demandant si j'en réchapperai vivant". Il arriva un Timorais hors d'haleine, qui nous dit que des Japs arrivaient; six d'entre nous se postèrent en embuscade et en tuèrent trente sans perdre d'hommes. Un des Japonais tués était un capitaine, surnommé "le tigre de Singapour". Il avait la réputation d'être un soldat pas ordinaire. On l'avait envoyé pour nous "nettoyer", mais on a tiré les premiers. Il avait dit aux indigènes qu'il montait boire le café avec les Australiens!

Une fois, nous avions patrouillé toute la journée et nous n'avions pas croisé un seul Jap. Vers dix heures, nous sommes arrivés à un endroit appelé Liltae. C'était par une nuit très noire. A minuit, je terminais mon tour de garde, quand les Japonais entonnèrent un chant guerrier qui était fait pour animer leurs instincts sanguinaires; c'était véritablement terrifiant. Il y avait six mois qu'on était à Timor, et cependant cela nous glaçait toujours le sang. C'est l'officier qui entonnait, et des centaines de voix reprenaient. Ils s'emparèrent de la première petite indigène qu'ils trouvèrent, l'éventrèrent et lui sortirent les boyaux. C'était une gentille petite fille, sept ans peut-être. Ils ont dû la trouver dans une des huttes environnantes.

Notre section se dispersa et il fallait que nous trouvions à passer. Vers l'aube, Julio Madeira arriva sur quatre d'entre nous. Il avait dû entendre quelqu'un parler; alors il enchaîna carrément en tetun - parlant comme un indigène. Rusé, le Julio! Alors nous murmurâmes "Australie" et nous vîmes déboucher Julio. Grâce à son aide, nous pûmes sortir de l'encerclement assez rapidement. La colline était tout simplement farcie de Japonais, vraisemblablement certains d'avoir tué ou blessé une partie d'entre nous. Mais la douzaine que nous étions réussit à s'échapper par groupes de deux et de trois, excepté Bob Ewan. Plus tard, nous revînmes à deux, il régnait un silence de mort, pas un oiseau. On a trouvé Bob et on l'a enterré, mais les chiens l'ont déterré, car nous n'avions pu creuser assez profond: on n'avait que nos baïonnettes, et le sol est dur à Timor.

Je me demandais ce qui était arrivé à Patricio. Le nuit, je dormais entre deux types pour me réchauffer quelque peu à leurs sacs de couchage, car c'est Patricio qui avait le mien. Je savais que si les Japs le voyaient avec un duvet australien, il était cuit; mais Patricio revint avec. Il avait dû faire un grand détour. Ils étaient tellement chics nos creados, ils risquaient leur vie sans arrêt pour nous. A nous faire honte.

Antour de Manatutu, sur la rivière, régnait une vie prospère. Il y poussait du riz en quantité, et les gens y étaient beaux, avec des voix mélodieuses. Mais si vous avanciez plus avant dans les zones montagneuses comme Maubisse, cela devenait plus pauvre et bien moins insouciant. Là ils payaient l'impôt ou étaient tenus de bâtir les routes; parfois les Portugais n'étaient guère tendres avec eux. De toute évidence, cette contrée avait toujours été rebelle et là, les nouveaux venus japonais n'eurent pas de mal à les convaincre de se rebeller.

Les Portugais arrivèrent avec une armée indigène pour les mater et dans la région de Mindelo et Maubisse, entre août et septembre, j'ai vu des choses affreuses. Arrivant sur Mindelo, d'une colline nous aperçûmes ce qui, dans la distance, nous apparaissait comme des ballons de rugby. Mais en s'approchant, c'étaient les têtes de cinq Timorais. J'entends encore Mick Morgan dire à notre capitaine, le capitaine Laidlaw ; "Celui-ci doit vous connaître, capitaine: regardez comme il vous sourit!" Le long de la piste, c'était une puanteur, partout des autochtones étendus la gorge coupée. Un jeune garçon, l'air d'un ange en cire.

La compagnie qui arriva en septembre - c'était la 2/4 - était dans une forme superbe; frais comme des gardons, la pêche et parfaitement motivés. Vous n'auriez jamais cru qu'on était de la même armée. Nous, la 2/2, nos gars étaient amaigris, loqueteux, des grandes barbes, une drôle de horde. Car à ce moment-là, les conditions étaient devenues plutôt dures sur l'Ile. Nous avions conservé le contrôle de notre secteur, mais les autochtones étaient passé par des choses épouvantables en août et septembre, villages brûlés, moissons et bétail détruits. Et de nouveaux arrivages de Japonais, si bien que les Timorais devaient se dire qu'on ne les avançait pas à grand chose, et que par conséquent ils feraient bien de commencer à penser à eux-mêmes. Je ne crois pas qu'ils aient jamais trahi les gars de la 2/4, mais peut-être qu'ils n'ont pas obtenu la même coopération que nous au début.

Une section de la nouvelle compagnie arrivée a fait un sale truc: le viol d'une fille indigène. C'était quand ils venaient juste d'arriver sur l'île et cela ne leur serait certainement pas d'un grand bénéfice. C'est un de la 2/4 qui me l'a raconté, qu'ils ont attrappé cette fille et l'ont violée, j'ignore combien ils étaient. Il n'y a pas eu de sanction et que je sache, pas de plainte des indigènes. Mais, comme dit un des nôtres, "Pauvres cons, ils ne se rendent pas compte que désormais leur sécurité dépend de ces gens!" "Voyez-vous, ils arrivaient dans un contexte pré-établi et donc ils ne voyaient pas les choses comme nous. Certes j'ai ouï dire qu'un de nos gars avait violé une fille tout au début, mais c'était loin d'être courant.

En 1942, quand nous avons reçu la consigne comme quoi nous partions, nous en parlions entre nous, et nous devançant à notre surprise, les creados vinrent nous demander si nous partions pour l'Australie. En un clin d'oeil, Nicholau Gonçalves, un des creados d'une vive intelligence, avait saisi ce que nous étions en train de dire en anglais.

Le nuit qu'on a embarqué fut un véritable crève-coeur. Les creados pleuraient à fendre l'âme. Pour moi, le plus dur m'a été évité,car Patricio n'était pas là. Car, après le raid d'août, il avait été tellement atteint de malaria qu'il avait filé pendant un certain temps dans son village; moi je lui avais obtenu un peu de quinine. Je ne l'ai plus jamais revu et je n'ai jamais réussi à avoir de ses nouvelles. Au moment du départ, tout l'argent qui me restait et mon duvet de couchage, je les ai confiés à un de ses copains afin que cela lui parvienne.

Et quant à Juan da Silva, le caporal portugais qui nous avait aidés, j'ai dû le reconnaître dans la personne d'un pauvre mendiant, debout au bord de la piste, tandis que nous la descendions vers Alas Bay. Enveloppé dans une couverture et grelottant de malaria, il était venu dire au revoir! Ils auraient dû l'emmener, mais ils ne l'ont pas fait. Nous avons emmené des femmes et des enfants portugais. Mais le commandant d'Ainaro s'est suicidé. Sa femme partait et pas lui - alors il s'est pété la cervelle! On a été à Timor, et ces pauvres gens, cela ne leur a rapporté que des misères. Tout ce qu'ils ont gagné à nous aider: voilà, rien que de la misère.


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