Le corps dans la source

Fatima Gusmão

Quand j'ai épousé José en 1975, je ne voyais plus personne de ma famille, partis qu'ils étaient de notre pays. Ils furent très inquiets; ils me croyaient trop jeune pour décider moi-même de rester. Ils croyaient m'avoir perdue: que leur fille était morte! Car pendant trois ans, ils n'ont pas su si j'étais en vie. Quand José m'a demandée en mariage et que ma famille était partie, celle de José a commencé à me donner des bijoux et de beaux vêtements, pour préparer le mariage. Mais c'est avec des sandales et une robe de coton (alors que j'avais de si jolies choses) que j'ai dû m'enfuir de Dili.

Avant, je ne courais jamais. Me rendant à l'école, je préférais encore arriver en retard. J'étais très paresseuse avant la guerre. Les gens ne me parlaient pas, parce que à toute question je répondais le plus brièvement possible! On pensait que j'étais sans intérêt, n'ayant aucune conversation. Mais après l'invasion de notre pays, il m'est venu le besoin de parler, d'expliquer; d'aider notre peuple.


Le 7 décembre 1975, les Javanais sont arrivés du ciel, par mer, dans des tanks, dans des avions. Si nombreux, et de tous côtés. Pourquoi si nombreux, alors que nous étions si peu, si ce n'était dans l'intention de nous tuer tous? Si ce n'était pas pour une guerre ils n'auraient pas dû arriver ainsi. Ils auraient dû venir et parlementer.

Le ciel était noir comme sous une grande ombrelle, du nombre de parachutes; on ne voyait plus rien d'autre, que des milliers, de plus en plus de milliers de parachutes verts. Alors nos combattants des Falintil leur tirent dessus, et certains atteignent le sol morts ou blessés.

Certains atterrissent devant chez nous. Ils sont très étranges, les cheveux rasés, avec juste un petit toupet devant. Nous ne comprenons pas la langue qu'ils parlent, ils semblent demander des choses: de l'eau, de la nourriture, pensons-nous. Ils semblent paniqués, effarés, comme s'ils ne savaient pas qu'ils sont venus là pour faire la guerre. L'un d'eux resté vivant appelle vers moi "Minatu, minatu". Ça veut dire servante en tetun. Je rentre, et dis à José: "Baissons-nous, cachons-nous", car je crois que ces étrangers vont nous prendre pour cible et nous tuer.

Le 8 décembre, tout redevient tranquille pour quelques heures. Puis nous entendons des tirs, des armes automatiques semble-t-il, ce n'est pas une balle à la fois; puis nous entendons des gens crier, des enfants qui pleurent, des chiens qui aboient. Je dis à José: "Courons, partons d'ici".

Entre Dili et les montagnes volent de petits avions. J'en compte onze. Devant et sur les côtés il y a des mitrailleuses; de derrière et du milieu, ça jette des bombes. Les mitrailleuses tirent pour tuer tous les gens visibles.

Nous étions nombreux à fuir pour échapper aux soldats. On rampait ou on courait d'un abri à l'autre, derrière les maisons, les arbres. Des centaines de gens à courir. Des avions, cela tirait, beaucoup perdaient leur sang. Les Javanais nous poursuivaient avec leurs fusils. C'était pour tuer; ce n'était pas pour nous empêcher de combattre: nous ne combattions pas. Nous n'aurions pas su nous défendre, nous n'avions jamais eu à tuer personne. Quelquefois nous devions ramper, nous tortiller comme des serpents, pour aller d'un endroit vers un autre.


On s'est arrêtés sous la véranda d'une maison, dans une partie plus calme de notre quartier. D'autres s'y abritaient. Un vieux monsieur et une vieille dame nous ont accueillis dans la maison, une maison familiale timoraise typique. Nous nous sommes reposés là environ une heure.

Je vois des soldats javanais passer d'un côté, six je crois. Je le dis à José. Il me prend par le bras, me dit de courir, vite. On n'attend pas pour décider. Il n'a qu'un pistolet, il ne peut pas défendre tous ceux qui sont là; si José tire, ce sera une calamité pour tous. On court, on entend tirer. Tous on panique. La vieille dame pleure et veut retourner, on lui dit d'arrêter; s'ils l'entendent c'est nous tous qu'ils vont tuer. C'est qu'elle a laissé deux parents, le vieil homme et un jeune garçon; son petit fils, je crois.

Plus tard, quand tout est redevenu calme, la vieille dame voulait toujours retourner. Moi aussi, car j'avais laissé des paquets avec du sucre et des fruits confits, je pensais que ça nous servirait bien, car ça se mange vite, sans avoir à faire du feu pour cuisiner. Comment fuir sans nourriture? Là où nous irions, savait-on s'il y aurait à manger?

José argumente que ce n'est pas mortel de partir sans cette nourriture, mais que par contre ça pourrait l'être de retourner la chercher. Il peut y avoir des soldats embusqués, attendant de voir si certains d'entre nous revienne nt. Selon la vieille dame, on pouvait y aller. José n'est pas arrivé à nous convaincre. Alors lui aussi est revenu sur ses pas avec nous.

Et là, de retour, ma nourriture n'y était plus. Nous avons trouvé le vieil homme et le garçon. Ils étaient morts sur place, là où ils avaient été assis, près du feu de cuisson. Le pot de cuisson en terre était éclaté, d'une balle. Ils avaient dû tirer du pas de la porte. Le vieil homme avait la poitrine trouée d'une balle, le jeune une large plaie au milieu du corps. De voir ça nous fait courir, déterminés à essayer d'aider les nôtres, parce qu'on a compris que ces étrangers sont cruels, et qu'ils sont venus pour tuer. Car autrement, pourquoi tueraient-ils ces gens innocents, assis près du feu de cuisson dans leur maison?


Ça nous a pris neuf jours pour aller de Dili à Aïleu où se trouvaient les chefs du Fretilin. Là, nous leur avons dit que nous voulions faire quelque chose pour venir en aide à notre peuple, contre les étrangers que nous avions vus à Dili. (Javanais, nous disions, et non pas Indonésiens, car tous ceux que nous avions vus étaient Javanais.)

J'avais à ce moment-là 18 ans; José, six ans de plus. Auparavant il avait été notre prof au lycée, et un ami très proche. Il enseignait les sciences naturelles - les plantes, les animaux, les montagnes, les rivières - et aussi l'histoire. C'était un bon professeur, et une bonne personne, qui aime les autres.

A Aïleu il y avait beaucoup de femmes enceintes pour lesquelles il nous fallait prendre des dispositions, pour qu'elles soient en sécurité et pour qu'elles aient suffisamment à manger. Chez nous, les voisins apportent toujours de bonnes choses à une femme enceinte. On dit qu'il faut qu'elle mange bien, et aussi que le bébé aimera cette nourriture spéciale. Si tu es enceinte, et si tu admires une chose que quelqu'un possède, on ne va pas faire ça tout de suite, mais mettons, la prochaine fois qu'on viendra chez toi, on te la donnera. Comme ça, doucement, on te dira de l'essayer; une bague par exemple, on te dira de la porter. Car il est dit qu'une chose que tu as admirée, c'est une chose qui convient à ton bébé. Et même si c'est quelque chose de très précieux, après la naissance, tu la garderas. Chez nous, on n'est pas tellement attaché à des objets, mais plutôt au bonheur des gens. C'est notre façon d'être, c'est la tradition.


José et moi, et d'autres, on va voir les gens pour leur parler, avant que les Javanais n'arrivent là où ils vivent, afin de les prévenir, et pour les inviter à venir avec nous. En ce temps-là, nous étions ensemble et organisés, nous parvenions à nous entraider afin d'échapper à la présence ennemie. Mais comme il était difficile de faire comprendre le danger à ceux qui habitaient en dehors de Dili, ou à ceux qui n'avaient pas vu de leurs yeux ce que faisaient les soldats!

En 1976, nous sommes partis vers un petit village juste en dehors d'Aïnaro, dans les montagnes; c'était ce que nous appelons un suco, un hameau d'une dizaine de familles. Nous avions entendu que les Javanais allaient arriver dans ce district. Dans une des maisons, il y avait une femme enceinte, avec trois ou quatre enfants. Ces gens-là n'ont pas voulu venir avec nous. L'homme nous dit: "Nous n'avons pas d'armes, pourquoi les Indonésiens nous feraient-ils du mal; c'est notre maison et vous voudriez qu'on parte? Et pendant notre fuite, on mangerait quoi?" Il nous dit qu'il est responsable de sa femme, qu'il lui faut faire au mieux pour elle qui va bientôt donner naissance; que ce n'est pas le moment de déménager. Nous, on lui dit que, bien sûr, c'est à lui de prendre ses décisions, que nous on ne peut pas passer plus de temps à essayer de les décider; ce qu'on voulait, c'était justement que cette dame accouche dans un endroit sûr; si vous pensez que cet endroit est sûr, nous pas, alors nous partons.

Nous montons plus haut dans cette montagne. Trop tard ce jour-là pour aller beaucoup plus loin. Nous cheminons à travers le maquis, mais de là, nous voyons la maison et la route, un chemin de terre à cet endroit car autour de la maison tout est nu, comme autour d'une ferme. Il y a là des porcs, des poulets, des enfants qui jouent; oui, c'est comme des champs.

Nous entendons un gros hélicoptère au dessus de nous qui inspecte. Sur la route, voilà une vingtaine de soldats indonésiens qui viennent. Nous sommes suffisamment éloignés pour être en sécurité; nous les voyons tout petits. Nous entendons des hurlements. Nous imaginons que les soldats terrorisent la femme, et que peut-être elle est en train d'accoucher prématurément.

L'hélicoptère se pose. On en sort ce qui semble être des planches, oui, des brancards. Des soldats sortent, lancent dessus quelque chose qui a l'air d'être du tissu. Ils regagnent l'hélicoptère et partent.

Nous continuons à guetter; nous ne savons pas s'il n'y a pas encore des soldats là autour. Une silhouette sort, qui a l'air de porter quelque chose, elle marche lentement, d'un pas mal assuré. Elle s'assied. Nous attendons, mais rien d'autre ne se produit. Cela fait environ une heure que les soldats sont repartis. Quelques uns d'entre nous partent voir ce qu'il en est des gens de la maison.

Quand on n'est plus très loin, on voit que c'est la femme enceinte qui est dehors. Elle est nue. Elle se tient le ventre; son estomac est ouvert, avec le bébé et tout le reste; le sang commence à sécher, noir. Elle est tout juste vivante; je crois qu'elle nous reconnaît. Elle essaye de parler, mais nul son ne sort. Son visage est couvert de larmes qui coulent. On ne peut plus rien pour elle. Une pareille blessure ne peut se soigner. Nous essayons toutefois d'extraire le bébé; il est mort, coupé.

Dans la maison, tous les autres sont morts, coupés en morceaux, comme par des lames très affûtées. Les bras, coupés ici [elle montre son épaule], ici [son coude] et ici [son poignet], par des coups lourdement assénés. Les petits enfants sont démantelés, leurs jambes déchirées - comme on déchirerait du papier. C'est tellement monstrueux que nous avons du mal à croire ce que nous voyons. Ceux d'entre nous qui n'avaient pas encore vu les Indonésiens comprennent enfin qu'ils ne sont venus que pour nous massacrer tous. Cette armée et son gouvernement portent une lourde responsabilité, ce qu'ils ont fait est très mal.

Ces choses-là, je les ai vues de mes propres yeux. Ce n'est pas un rêve, ni un récit que d'autres m'ont raconté. Je ne pourrai jamais oublier.


Mon premier bébé est né le 12 septembre 1976. Mes menstruations étaient devenues irrégulières avec tous ces changements d'habitudes; je ne sais plus quand je me suis rendu compte que j'attendais un bébé. A cette période, j'ai eu beaucoup de chance, car nous avions suffisamment de nourriture, j'étais forte et capable de courir. Dès que j'apercevais du matériel de guerre quelque part, je voulais partir. J'avais peur que les Indonésiens m'attrapent et me coupent, moi aussi.

Ma tante Alexandrina était avec moi. Elle avait accouché beaucoup de bébés et était excellente à cette tâche. Pour moi ce fut un long accouchement, j'ai été toute une journée en travail . Les eaux étaient déjà sorties la veille, de sorte que l'accouchement était sec et douloureux. Nous n'avions pas d'analgésiques. José était là. Il pleurait, il pensait que si le bébé n 'arrivait pas à sortir, j'allais mourir.

Le bébé est sorti, les pieds en premier. Ma tante a déclaré que si les petits bras étaient baissés, ce serait plus facile; mais il avait les mains sous son menton, et alors il est resté bloqué par l es bras dix ou quinze minutes, le cordon autour de son cou. Lorsqu'il est venu, il tournait pâle, puis rouge, puis pâle, puis rouge. On a essayé de le masser, de lui frictionner le coeur. Je crois qu'il était resté trop longtemps sans oxygène. On l'a baptisé José. Il est mort au bout de deux heures.


Quand j'ai eu mon second bébé, en 1978, on était ensemble dans un endroit sûr. Nous l'avons baptisé d'un nom timorais: Luang Hale. Luang, c'est le nom du frère de José; mon propre nom de maquis est BiHale. En tetun, bi signifie "dame" et hale un certain gros arbre dont la particularité est de protéger les gens du soleil. Et quand nous célébrons un mariage, ou une bénédiction, il faut le faire sous un hale. Egalement , nous utilisons le jus extrait de la racine du hale, pour nos longs cheveux, pour les rendre très noirs et qu'ils poussent rapidement.

C'était bon d'avoir la tante et sa famille avec nous dans la montagne. C'était une personne vraiment bien, très respectée pour ses qualités de cuisinière et de sage-femme. Felisberto, son mari, était âgé et malade; José avait coutume d'aider à le transporter. Il y avait aussi leurs quatre enfants et leur petite filleule, Aurea.

Vers ce moment-là, j'ai sauvé trois bébés. Car trois mères qui venaient d'avoir un enfant moururent; les familles firent un arrangement avec moi. Elles me nourriraient, et moi je nourrirais les trois bébés exactement comme si c'était les miens. Cela fait que j'allaitais quatre bébés. Personne ne pleurait, mon lait était bon. Nous faisions tout pour la vie de ces enfants. Et qu'est-ce que je mangeais! Les trois familles n'arrêtaient pas de me faire la cuisine, la marmite était toujours pleine.

En te parlant de cela, tout me revient. Et c'est bien que je revive tout, la souffrance aussi parce qu'elle en fait partie. Là je te parle des sentiments qu'on vivait, tous. Il y avait une solidarité formidable entre les gens. La coopération, sauver des vies, vaincre la famine. Tout ce travail-là, après qu'on a été capturés par les Indonésiens, je n'ai plus jamais retrouvé cela. Ici [à l'étranger], beaucoup de Timorais travaillent chacun pour soi. Mais là [à Timor], jamais je n'ai travaillé uniquement pour moi.

Si nous n'avions qu'une seule papaye, bien mûre, prête à consommer, c'est en dix ou vingt qu'on la coupait, si nous étions dix ou vingt. Même à un petit enfant on donnait un petit morceau - pas de discrimination, pas de différence. On était organisées, les femmes, et pour le travail fermier non seulement on le faisait, mais on s'entraidait. Pas de disputes, et le travail bien également réparti. Chaque groupe élisait une responsable: pas pour nous contrôler comme des enfants, mais pour bien organiser notre coopération.

Cela nous importait tellement de sauver les vies les uns des autres. Ce n'est pas seulement mon interprétation: tout le monde ressentait ça pareil. Regarde, par exemple: toi et moi nous sommes là, assises. On entend un tir, on reconnaît le bruit d'un tir ennemi. Je ne te parle pas, on ne dit rien, pas le temps. C'est en se regardant qu'on décide la même chose: courir. On se prend par la main, on se met immédiatement à courir. C'est rassurant d'être avec des gens qui sentent comme toi au même moment que toi. Certains m'ont sauvé la vie; et bien des gens qui comme moi n'étaient jamais sortis d'une ville ont succombé rapidement.

Je n'avais jamais travaillé dans une ferme. Ce n'est pas comme ici où il y a des tracteurs, des arroseuses et d'autres machines. Il fallait tout faire de nos mains. C'est un travail très dur. Et ça ne se passe pas en terrain plat, mais en montagne. L'herbe qui croit rapidement détruirait vite le maïs, et ce n'est pas seulement dans les cultures qu'il faut désherber, mais aussi tout autour. Quand c'est fait, nous brûlons, mais il nous faut encore faire un enclos de troncs d'arbres, pour protéger le champ des cochons et des autres animaux.

Et tout dépend du temps. Il faut planter au bon moment sinon tout le maïs risque d'être mangé par les fourmis. Nous bâtissons donc une cabane, et puis c'est à chacun son tour de monter la garde. Il arrive que l'ennemi envahisse, avant que ce ne soit mûr..., mais s'il ne vient pas, nous restons.

Si nous entendons un hélicoptère, nous devons tous nous cacher et que personne ne bouge. S'ils voient ne serait-ce qu'une personne, ils appellent et des avions arrivent avec des mitrailleuses et des bombes. Tant, tant de nos amis ont été tués par des bombes. Quand elles explosent, elles partent en éclats de métal, et cela tue les gens.

Parmi les civils ordinaires, nous avons des combattants; nous les appelons arma branca, ils nous défendent mais ne sont pas des Falintil. Ils utilisent des armes traditionnelles, couteaux, arcs, flèches, pointes, et une qu'on appelle duman, c'est une longue perche avec une lame au bout dont on se sert pour tuer les buffles. Hommes et femmes les utilisaient. Les vieux qui savaient les fabriquer en faisaient autant qu'ils avaient de quoi en faire, et puis nous apprenaient à nous en servir.

Dans le maquis, parfois nous étions installés à manger, à chanter, et il arrivait un chien, transportant une tête ou un bras de quelqu'un mort qu'il avait rencontré, et nous devenions très tristes.

Pendant cinq à six mois, les choses restaient calmes, on pouvait demeurer ensemble et faire des jardins potagers. Et puis à la saison sèche, chaque fois les Indonésiens revenaient et il fallait repartir. Si on retournait sur place, il fallait faire très attention, parce que partout où ils constataient que nous avions vécu, ils épandaient du poison, dans l'eau, sur les végétaux. Nous cherchions s'il y avait des animaux morts pour savoir si cela avait été empoisonné.


Une fois, nous voyagions seuls, José et moi, portant notre fils Luang Hale, dans la région de Fatuberliu. Comme les Indonésiens essayaient de nous cerner, nous ne pouvions pas faire une vraie halte, chacun devait rester mobile: on ne pouvait donc rien planter et on était sans provisions. Nous sommes restés trois jours sans manger.

Je dis à José: "Si je bois de l'eau fraîche, je pourrai continuer". Nous avisons une petite rivière, et nous allons jusqu'à la source, là où l'eau sort bien fraîche du sol, et où elle est très pure. Je tiens le bébé et demeure dissimulée tandis que José va le premier en éclaireur, voir s'il n'y a pas d'ennemi. José revient, je voudrais me précipiter, jeter mon visage dans l'eau fraîche tellement j'ai soif. Mais tout d'abord j'en apporte au bébé. Et alors j'y vais et bois, bois jusqu'à n'en plus pouvoir. Quand je me redresse, à quelques mètres j'aperçois un pied. C'est le cadavre d'un homme. Il a un pied sur la berge, le reste repose dans l'eau, le bras par dessus la tête. Il est nu, le corps est gonflé et à demi mangé. Ce n'est pas l'un des nôtres, c'est un soldat ennemi.

L'eau était dans nos estomacs maintenant, on ne pouvait plus changer ça; et cette eau je l'avais appréciée. Mais l'image ne m'a plus quittée, parfois même dans mes rêves, de ce corps dans la source...

On continue à marcher à l'opposé des positions ennemies. A la fin de la journée, à l'heure entre chien et loup, nous voilà en haut d'une montagne, c'est un plateau de verdure, et il y a là beaucoup d'ossements. Du fait de la faim qui nous tenaillait, moi je pense que quelqu'un a dû faire là un fameux festin, dont il ne reste que les os. José me dit alors de ne pas dire une telle chose: car en regardant mieux, ce sont des ossements humains.

Les os étaient blanchis. José dit qu'il allait tester si les os étaient de ceux de nos gens: il y mit une goutte de son propre sang, et l'os le but comme une éponge. C'est là une croyance de nos traditions, que si l'os n'avait pas absorbé le sang, il n'aurait pas été des nôtres.

Maintenant en regardant bien, beaucoup de gens ici sont morts; plus de cent, de toutes tailles, y compris des enfants. Ils ont vraisemblablement été tous abattus ensemble, cela se voit à la manière dont ils sont tombés. Puis ces os n'ont plus été dérangés, c'est resté tel quel, un corps par dessus un autre, un enfant sur la poitrine de sa mère ou à côté, les chevelures demeurées dessous, de longues chevelures noires de femmes.

Nous nous agenouillons alors et prions pour ces gens et demandons à Dieu que notre peuple n'ait plus à mourir comme ça, tout spécialement les enfants; parce qu'il sont innocents, les enfants. Et nous demandons à comprendre pourquoi les Javanais sont venus dans notre pays pour nous assassiner.

Il pleuvait, c'était la saison des pluies, janvier-février 1979. Après une longue marche nous sommes parvenus à une haute montagne, à Terras dans la région de Soïbada, une bonne cachette. Il y avait là de grands arbres, de l'herbe haute, des rochers et des grottes - mais de nourriture, point. Seulement du maek, c'est une racine. On donne ça aux porcs, auxquels cela ne fait pas de mal; mais si les gens en mangent sans l'avoir fait cuire à un très haut degré de chaleur, il y a un poison qui cause des démangeaisons, des oedèmes de la langue, on peut mourir étouffé.

Les cavernes étaient nombreuses, certaines grandes comme cette pièce. Nous nous cachons donc là, sans faire de bruit, étouffant constamment nos voix à cause des échos contre le roc. Nous savons qu'il y a des Indonésiens pas loin, certains des nôtres en ont vus. Alors nous avons renoncé à partir à la recherche de ces racines, nous n'en trouvions que quelques petites, et c'était trop dangereux d'entreprendre un grand feu car alors l'ennemi nous trouverait et nous bombarderait.

Nous étions malades, notre bébé avait la diarrhée. Cela faisait des jours que nous n'avions rien mangé. Notre Luang Hale vint vers moi, mit ses petits bras comme ça, autour de mon cou et me serra; assise, je le tenais. c'était comme maintenant, dans l'après-midi. Nous étions dans une grotte. Je dis alors à José qu'il y avait quelque chose de changé avec le bébé, sa respiration ressemblait à des soupirs; mais je ne bougeais pas puisqu'il me tenait le cou.

José avait compris que notre fils était mourant, moi pas. Je pensais qu'il était seulement très fatigué, souffrant, ayant besoin de dormir. Je ne savais pas que c'était ce que nous appelons agonia, cet espace de temps entre la vie et la mort; que notre bébé venait de commencer à mourir.

Nous restons assis longtemps. Et lentement, je comprends, que ça y est, qu'il est mort. Ses bras étaient si fermement attachés à mon cou qu'il fut difficile de nous séparer.

Ne pleure pas, Michele, il fallait juste accepter cette séparation, il n'y avait absolument rien que nous aurions pu faire, rien qui aurait pu le faire revenir à la vie. C'est comme une cruche d'eau répandue sur le sol, c'est parti, on ne peut pas récupérer l'eau(1). Mais; c'est dur. Trois fois c'est arrivé, mes trois bébés sont morts, et cette fois était la plus dure parce que au cours de ses huit mois d'existence, je l'avais si bien connu, Luang Hale. Beaucoup de mères connaissent cette souffrance. Parfois c'est pire: ils violent la mère, puis tuent mère et enfant ensemble. Si je tiens à te raconter des choses aussi pénibles, c'est que c'est un devoir d'en parler, à cause de nos morts. Les gens me disent d'oublier, mais je ne peux pas oublier mes enfants, mes amis. Continuer à raconter, nous devons le faire, afin que les gens sachent la vérité.

Nous avons porté Luang Hale, enveloppé d'un tissu, là où étaient d'autres gens à nous. A mesure qu'ils mouraient, nous tâchions d'enterrer les gens. Tous les bébés qui étaient là moururent, cela faisait huit bébés. Certains avant, certains après le nôtre. Les autres disaient qu'il ne fallait pas enterrer notre enfant ainsi à la sauvette, sans cercueil - le fils d'un chef. Je leur dis alors: "Notre bébé est mort exactement pour les mêmes raisons que les vôtres, pour la liberté de notre pays. Ils ont perdu la vie pour cette chose que nous cherchons tous. Alors ces bébés reposeront ensemble". À chacun nous avons fait sa petite place, tout près les uns des autres. Puis, mains jointes, nous avons prié, et fait l'offrande, pour la libération de notre pays, des âmes de ces innocents. Les gens étaient là à pleurer au bord de la tombe. Nous n'arrivions pas à nous consoler mutuellement.


Après trois jours, on se dit que les Indonésiens sont repartis ne nous ayant pas trouvés, et alors nous partons, beaucoup d'entre nous, nous baigner dans la rivière l'après-midi. José vient avec moi, mais il est malade, il tremble de paludisme. Je porte mon taïs dans l'eau, nous portons toujours ça en nous baignant. Tous, on était très faibles, on n'avait rien mangé. José nous dit de ne pas être trop longs; mais nous étions si bien dans l'eau fraîche.

Je vois bouger un buisson de l'autre côté de la rivière. J'écarquille les yeux, je ne sais s'ils me trompent, je suis si malade de faim. Je ne crie pas, ni ne désigne du doigt. Je couvre mon visage, comme ça, devant les autres. Eux aussi voient.

Le commandant du Fretilin est près de moi, je sens qu'il va se retourner. Je l'attrape par le pied parce que maintenant je vois quantité de soldats. S'ils n'étaient que quelques uns, nous pourrions peut-être leur échapper. Je lui demande de rester avec nous: si on meurt on meurt ensemble; si on court, si on résiste, ils nous tuent tous.

Nous voyons maintenant que nous sommes cernés par un grand nombre de soldats. De l'herbe et des feuillages camouflent leurs uniformes de manière à bien les cacher, on ne les voit que quand ils bougent. Ils parlent dans leur radio pour dire qu'ils nous ont capturés, puis nous font partir en file indienne vers les grottes.

Ils veulent de l'or, nous prennent tout ce qui est bijoux, boucles d'oreilles, alliances. Ils marchent sur la tombe de nos bébés. Des gens qui étaient demeurés là depuis longtemps, depuis le début de la guerre, a vaient enfoui là des tas de vaisselle précieuse, des porcelaines bleues à dessin de fleurs, des vases d'avant la période portugaise, chinois, italiens... Pour acheter nos vies, ils les apportent aux soldats. Mais les soldats ne font que les briser en mille morceaux, au-dessus de l'endroit où reposent nos bébés.

Les soldats nous disent, à José et à moi, de venir avec les autres si on veut. Sinon on peut rester ici: nous avons l'air si malades et si faibles, ils pensent que n'importe comment, on mourrait en marchant. Avec les autres, le commandant du Fretilin et ceux qui sont des combattants, ils se montrent amicaux, veulent voir leurs armes, parler combat.

Nous allons jusqu'où les soldats tiennent leur camp, en haut d'une montagne. Nous y arrivons vers minuit. C'est le bataillon 700, des bérets verts. Leur camp, ce sont des tentes kaki remplies de matériel de guerre. Ils ont de la nourriture et tout d'abord ils nous en donnent.

En fait, ils étaient aimables envers ceux qu'ils avaient l'intention de garder en vie afin d'en obtenir des renseignements. Les autres, qui ne leur importaient pas, ils ne leur donnaient rien, ceux sans importance, pauvres gens du peuple - et c'était comme leur dire, vous pouvez mourir. C'est une chose très laide. Imagine qu'on soit trois dans cette pièce, que j'aie de la nourriture, que je t'en donne a toi, et rien à l'autre qui a faim. Ce n'est pas bien.

Durant une semaine, je n'ai cessé de réclamer. Qu'ils donnent à manger à tous également! C'était de leur part un jeu psychologique: se gagner certaines personnes en leur faisant sentir qu'elles étaient plus importantes, des amis en quelque sorte; mais ça c'est un jeu. C'est comme un chat que tu veux avoir, tu lui donnes du lait, comme ça il vient chez toi, au bout d'un moment tu peux l'attraper et le garder, parce qu'il veut le lait. Ou comme un poisson: tu lances ta ligne avec l'appât, le poisson le mange mais dedans il y a l'hameçon. Ce n'est pas le don du coeur; c'est pour que les gens, une fois détendus, se mettent à parler.

Je dis aux Javanais comment leur chef a dit que nous sommes de la même couleur qu'eux, que leur terre est une part de notre île, que nous sommes de la même famille, enfin tout ce qu'eux-mêmes disaient tout d'abord. Et pourquoi donc donnent-ils de la nourriture à certains et pas à d'autres? Car lorsqu'ils nous ont trouvés, nous partagions tout entre nous.

Ils me posent des questions sur ma famille parce que ma peau est plus blanche. Je dis que mon père est Portugais, mais moi, Timoraise, née ici, et que c'est ici mon peuple. Arrivés à ce terme, ils savaient, par d'autres, que nous étions importants. José était le délégué responsable pour 700 personnes de notre secteur. Il n'était pas Falintil, combattant, mais toutefois organisait et servait de relais aux messages passés du sommet du Fretilin à notre peuple, et en retour communiquait au Fretilin les souhaits et les besoins du peuple.

Tard dans la nuit, ils nous emmènent pour le premier interrogatoire. Petit à petit, ceux capturés avec nous avaient été emmenés de nuit, certains n'avaient pas reparu. Ne les ayant jamais plus vus, nous estimons que ça va être notre tour, et nous nous attendons à mourir.

Ils nous demandent qui veut être le premier à mourir. J'y avais pensé, et je dis que c'est moi. Ils me demandent pourquoi. Je leur dis que je veux que José me voie morte; il saura ainsi que, lui exécuté, ils ne vont pas faire de moi leur putain, passant sur moi tour à tour. Moi morte, ils peuvent bien faire n'importe quoi à mon corps, ça m'est égal. Mais José, avant qu'il ferme les yeux, je veux qu'il m'aie vue morte.

Mais ils ne nous ont pas fait de mal à ce moment-là. José et moi avons une belle chance, d'être encore en vie et ensemble. Toujours je restais près de lui pour empêcher qu'on nous sépare. Dans notre culture, homme et femme, avant de s'épouser, prennent du temps pour se connaître. Il ne suffit pas de bien s'aimer, mais aussi de savoir dire très franchement si quelque chose ne va pas - pas le garder en soi avec quelque rancoeur; ou alors, dans le mariage, ça n'ira pas. José et moi nous étions fréquentés trois ans en tant qu'amis. Nous savions que nous étions, outre des amis, capables aussi d'être plus que cela. Je vois si souvent, en Australie, que les gens ne prennent pas le temps; ils essaient une personne, puis une autre. Pour un homme c'est plus facile de changer; mais pour une femme, c'est comme une balafre, dans son coeur, qu'elle n'oubliera pas.


On nous emmène à Turiscaï. Arrive un Chinois qui vit là. Lorsque mon père était administrateur dans cette région il avait rendu service à cet homme, qui voulait m'aider en retour. Il me fait savoir que je suis en danger, que les Indonésiens en ont assez de moi parce que je proteste. Et il dit que si les Indonésiens nous demandent de venir en pleine nuit, de trouver un prétexte et ne pas y aller. Il nous donne de la nourriture, ce brave homme. Il fait mine de rendre service à tous, pour que les Indonésiens ne se doutent pas qu'il est venu me prévenir.

Or dans la nuit, voilà qu'un Timorais, qui travaille avec les Indonésiens, arrive et nous offre d'aller voir un nouvel endroit où nous pourrions demeurer. Je réponds que je me sens faible, fatiguée et que mes pieds me font mal, que je regrette infiniment mais que nous ne pouvons pas venir maintenant. Il répond que l'on peut me porter, qu'il y a un dîner tout prêt, avec des gens importants. Il est minuit! Je dis que là maintenant, nous n'avons pas faim, que nous sommes très fatigués; qu'il revienne nous chercher demain à midi.

La maison sous contrôle militaire où l'on veut nous amener se trouve très haut, recouverte de nuages le matin - on n'y voit pas bien. Nous vivons dans la partie chinoise de Turiscaï, qui est plus bas. Le Chinois qui nous avait prévenus a une échoppe en plein air dans la rue; quand, le lendemain à midi on vient nous chercher, il me fait un signe, pas de danger, et on part. Plus tard il nous apportera à manger, et nous conseillera, dès que nous nous sentirons plus en forme, de demander à être conduits à Dili, où José a de la famille; parce que là on sera moins en danger.

Je me rends chez le commandant militaire et demande s'il y aurait de la place pour nous dans des transports pour Dili, parce que nous avons de la famille là-bas; ici, pas. Il nous répond que nous pouvons y aller en hélicoptère . Ça je ne voulais pas; j'avais trop entendu qu'ils jetaient les gens des hélicoptères. Je lui dis merci, que c'est leur donner bien du dérangement, qu'une place en camion c'est tout à fait bien pour nous.


A Dili, nous habitons avec la famille de José. Durant notre séjour dans le maquis, un de mes beaux-frères a été torturé. Il n'a plus d'ongles ni aux pieds ni aux mains, on lui a coupé des morceaux d'oreilles, son corps porte plein de marques; et d'avoir été tellement frappé, il est sourd des deux oreilles.

Après deux semaines, des Bérets Rouges sont venus nous chercher. Ceux-là tuent pour un rien, pris par eux on disparaît souvent. Nous avons eu de la chance, car au moment où ils sont venus nous étions dehors à dîner.

Un Timorais m'apporte la montre de Tante Alexandrina. Il sait combien j'aime ma tante, qui a pris soin de moi quand j'étais petite. Nous n'étions plus ensemble dans le maquis vers la fin, et cet homme a été obligé de travailler pour les Indonésiens; il a été témoin de ce qui est arrivé à ma tante. Il nous dit qu'après avoir été capturée, toute la famille a été invitée à dîner par un collaborateur.

Ils étaient encore tous faibles de leur séjour dans le maquis, mais néanmoins ils ont fait un brin de toilette aux enfants et ils y sont allés. Ils pensaient que puisqu'ils n'avaient pas porté les armes, mais simplement apporté une aide médicale dans le maquis, ils ne seraient peut-être pas trop mal traités. Mais quand ils sont arrivés, on leur a montré derrière la maison leurs tombes déjà creusées.

Alexandrina demande que son mari soit exécuté le premier, afin de lui épargner la vue de ce qui allait suivre; puis les enfants, puis elle-même en dernier pour être sûre que les filles ne seraient pas violées. Elle s'était montrée d'une grande dignité, nous dit-il. On les a tous abattus, oui, Felisberto, Alexandrina, et les cinq enfants, dont le dernier avait six ans.

Les gens ont pensé qu'on les avait tués parce que leur fille aînée, Filomena, avait épousé le frère de Nicolau Lobato, Rogério. Mais tant de gens ont été tués à cette époque on n'a jamais su pourquoi. Par la suite, la montre d'Alexandrina m'a été volée, je ne l'ai plus.

Des fonctionnaires indonésiens non militaires viennent nous voir. Très polis, ils nous demandent ce que nous faisions auparavant, nous disent que si nous voulons, nous pouvons avoir un très bon travail, qui si nous avons besoin d'aide nous n'avons qu'à aller les trouver, qu'ils sont nos amis. Nous répondons poliment, nous leur disons merci beaucoup, ils partent.

Ensuite ils envoient vers nous un Timorais de notre connaissance, avant la guerre. Il a été à l'école avec moi, il était plus âgé. Nous savons par des amis que c'est un collaborateur et qu'il ne faut pas lui faire confiance. Il me demande si j'aimerais rejoindre mes parents, qu'il peut m'aider à me procurer les papiers. Je lui dis que je suis une grande fille, que je suis mariée, et puisque mon mari est là avec moi - pourquoi voudrais-je rejoindre mes parents? Si j'avais dit que je voulais partir, il aurait su que je risquais de parvenir au dehors et de dire ce qui s'était passé dans les montagnes.

Au bout de deux, trois mois, nous allions mieux, et pensions qu'on était sauvés puisqu'ils ne nous avaient pas tués. Mais tout ce temps ils nous observaient, ils savaient que nous étions du Fretilin.


Mon troisième bébé est né à Dili le 26 mai 1980. Le bébé est né en bonne santé. La famille de José était tellement heureuse que ce bébé naisse en sécurité à l'hôpital. Le docteur était un Indonésien, et il y avait trois infirmières aussi indonésiennes. Une seule en service la nuit. Le docteur déclara que le bébé devait rester la nuit avec les infirmières. Car si le Fretilin attaquait, les mères risquaient de s'affoler et de courir partout; ainsi, le bébé serait plus en sécurité.

Le soir, une fois que j'ai allaité le bébé, elles l'emmènent. Je n'arrive pas à me détendre, chaque fois que j'entends pleurer un bébé il me semble que c'est le mien. Pendant deux nuits, je ne peux pas dormir. La troisième, on me fait une injection pour que je dorme. J'allaite mon bébé, et les infirmières me l'emmènent. Au bout de quelques minutes, je m'endors lourdement, je n'ai entendu personne pleurer.

Quand je me réveille, il est déjà huit heures du matin. Une jeune fille, parente de José, qui est là pour s'occuper de moi, est assise au bout de mon lit. Avant que je ne m'endorme, elle était sur le point de s'asseoir là. Et là, ce matin, elle ne me dit pas bonjour; elle ne dit rien. Je pense que peut-être elle n'est pas contente parce que j'ai l'air sale ou négligée. (Comme il n'y avait pas d'eau en quantité suffisante, et souvent pas d'eau chaude, je n'avais pas pu me faire une grande toilette à l'eau chaude après la naissance, ainsi que nous le faisions d'habitude.) Je me brosse les cheveux, vite fait, et je lui demande de m'apporter du café, parce que je veux aller voir le bébé.

Et lorsque je me mets debout, elle me barre le chemin en disant: "Oh, soeur, si tu as besoin de quelque chose je te l'apporte, ne bouge pas". Et sur ce, se met à pleurer. Je lui dis de ne pas faire l'idiote et de m'apporter le café.

Alors il arrive une nonne, une amie de la famille et qu'on connaît bien. Elle vient à moi, me serre dans ses bras sans pouvoir parler. Je guette son visage, et dis "Ne me fais pas souffrir en vain, si tu as quelque chose à me dire, dis-le". Je pense que peut-être ils ont pris José.

Elle dit, "Si ce bébé n'était pas fils d'un Fretilin, il ne serait pas mort".

Moi je crois qu'elle me parle du bébé mort dans le maquis. "Oui, oui, je lui dis. Mais viens avec moi voir le bébé". Elle dit: "Ton bébé est mort". "Quel bébé?" je lui dis. Elle dit: "Celui né il y a trois jours". A ce moment-là je perds tout contrôle. Je hurle "Quand est-ce qu'il est mort? Pourquoi ne m'a-t-on pas réveillée?"

Elle me dit qu'il est mort à deux heures du matin. Que toutes les lumières de l'hôpital s'étaient éteintes, et que lorsqu'elles sont revenues, mon bébé était mort.

Elles ne m'avaient pas réveillée, mais elles étaient venues prendre ses vêtements de dessous mon lit. Ma mère avait envoyé des affaires pour lui du dehors, par l'intermédiaire de Mgr Lopes; elles avaient pris là ce qui lui allait le mieux.

Quand je vois le bébé, son corps est tout violet. Quand José arrive ce matin-là, pour nous voir, l'infirmière lui donne le cadavre de son fils.

Nous questionnons. Personne ne répond - seulement la soeur. Une fois l'infirmière partie, la soeur pleure beaucoup et répète que s'il n'avait pas été le fils d'un Fretilin, il serait en vie.

Je n'aurais pas soupçonné qu'on puisse faire du mal à mon bébé, ce nouveau-né tout innocent. Il ne pouvait pas parler, pas dire qu'il était du Fretilin.

Il est mort le 29 mai. Mon troisième bébé a vécu trois jours. Son nom fut José, lui aussi. La nonne était venue, dans la nuit, pour le baptiser tandis qu'il mourait. Elle avait souhaité m'éveiller, mais il lui avait été répondu que je dormais trop profondément.

Les autres mères sont bouleversées. A l'heure de la tétée quand on leur amène leurs bébés à nourrir, elles me regardent en disant "quelle tristesse, nous allaitons nos bébés, et le sien est mort".

Je demeure encore quatre jours dans cet hôpital. Je suis très malade. On me donne des calmants. Ils me font deux piqûres avant que je ne rentre à la maison, une de chaque côté en haut de la jambe.

Là où on m'a injecté, ça enfle. D'abord c'est de la taille d'un petit pois, ça démange; puis ça grossit peu à peu, et j'ai de la fièvre.

Pas moyen de dormir. Les grosseurs sont brûlantes, elles démangent et me font mal, et je maigris considérablement. Ça enfle aussi gros qu'une orange de chaque côté. Mes jambes sont faibles, et tremblent. Je ne peux marcher, ni rien faire, la fièvre toujours très élevée, pas de repos possible. La douleur est là tout le temps, pas seulement quand j'essaie de marcher. La douleur me rend folle.

Je crie, j'appelle ma mère, j'appelle mon père, et cela parfois toute la nuit, pour les supplier de m'aider. Je demande pourquoi a-t-on tué ma tante, une femme aux cheveux gris qui n'a fait que du bien; et tous ses enfants. Je parle de gens morts dans le maquis. Absolument comme une folle, qui parle, qui parle, qui crie... sans plus aucun contrôle de soi-même.

De la maison de la famille de José, on peut m'entendre de l'extérieur. Les gens nous disent de faire attention, de ne pas dire ces mots-là, sinon on pourrait nous abattre. Autour de mon lit ils pleurent, tous, et me supplient: arrête, arrête. On essaie de me cuire des bonnes choses: les voisins chinois, et les autres. Ils font le maximum pour que je sois bien, mais je ne peux pas être bien. Je leur dis "Non, non, je dois parler, si je ne parle pas je meurs". Puis je dis: "Par pitié, je veux mourir, je préfère mourir que de voir toute cette souffrance".

Entendant passer la troupe devant la maison, je leur dis: "Ne venez pas là, si vous entrez un de nous doit mourir, vous, ou moi!" Mais ils ne me tuaient pas, ils me laissaient souffrir. Un an je suis restée comme ça.

Mgr Lopes me donne l'absolution. Les gens se disent que je vais mourir ou alors que les Indonésiens vont me tuer. Des Timorais qui m'ont entendue à ce moment-là, aujourd'hui me croient morte. Ils ne le croient pas, quand on leur dit que je suis ici, bien en vie.

Plusieurs fois nous allons à l'hôpital voir le médecin militaire indonésien. Je leur dis que c'est eux qui m'ont mise dans cet état, que c'est à eux de me guérir. Le docteur dit qu'il ne peut pas m'aider.

Au bout d'un an, je supplie un infirmier timorais d'ouvrir, de couper ces grosseurs. Il a pitié. Il ne possède pas d'anesthésique. Il coupe. Dedans il n'y avait que de l'eau et du sang. Il coupe la peau qui reste. Voilà les cicatrices, je peux te les montrer. Chaque jour nous y plaçons un emplâtre noir qui est un de nos médicaments traditionnels, pour guérir la peau. En trois mois à peu près, je peux marcher n'importe où, je redeviens normale. Je deviens enceinte de José, notre quatrième fils, qui lui a vécu.


De nouveau en 1981, ils ont essayé de prendre José. Des soldats arrivent à la petite usine où il travaille. Le patron déclare qu'on n'emmènera personne de son usine sans une bonne justification. Ils disent qu'ils ont besoin de José pour les aider. Le patron répond que s'ils ont besoin d'aide, bon, il va venir les aider, qu'est-ce qu'il y a à faire? Donc il ne les laisse pas emmener José, et ils partent.

Voyant qu'ils n'arrivent pas à l'enlever à son travail (le patron connaît des gens importants), ils viennent à la maison. Arrive un Timorais que nous connaissons, avec trois Bérets Verts: la police militaire, je crois. L es soldats en ont de quatre couleurs, rouge, bleu, violet, vert.

Je leur dis "Vous pouvez emmener José, mais attention, je veux le voir revenir en bon état, sans marques sur le corps, ou alors il y aura du vilain pour nous tous, vous allez voir." Je leur dis ça avec beaucoup d'autorité et ils prennent un air inquiet - je me demande bien pourquoi car je suis une femme qui ne ferait pas de mal à une mouche!

J'attends trois jours et ne puis ni dormir, ni me relaxer. Je m'en vais au travail de José. C'est la première fois que le patron me voit là et il voit à mon visage que quelque chose ne va pas du tout. Il ne savait pas qu'on avait pris José. Il me dit que lui va le retrouver; que je reste là et que je me détende.

Au bout d'un moment, il revient avec José et trois Bérets Rouges. Pour le retrouver, il est allé, dit-il, droit au sommet. Je veux demander à José comment il va, s'il n'a rien, mais d'un signe il me dit "Je suis vivant, c'est déjà bien, ne va pas compliquer les choses". Cela, le patron ne le voit pas. Je suis alors très calme et très douce, je remercie cet homme et dis que Dieu le bénisse. Ce que je crois, c'est que probablement on a fait du mal à José mais qu'il ne veut pas en parler pour ne pas me perturber.


Deux fois ensuite, avant que je ne quitte Timor, on m'emmène pour un interrogatoire à Dili. La première fois à Santaïho, dans un ancien entrepôt. On vous emmène là sans préavis: on vous emmène et c'est tout. Ils ont des listes de noms - dix un jour, le lendemain d'autres. Là, ils m'ont gardé trois jours. Après, il me faut prendre un papier et revenir chaque semaine dire que j'ai été sage et n'ai pas contacté le Fretilin. Moi, il ne me maltraitent pas, mais je vois et entends ce qu'ils font à d'autres.

Ils font asseoir une personne sur une chaise. Le devant de la chaise sur ses orteils. Oui, c'est cinglé. Les soldats urinent dans de la nourriture, mélangent et font manger la personne. Ils utilisent les électrochocs et aussi un appareil électrique qu'ils appellent mola. Ça se passe dans une très petite pièce, juste assez d'espace pour bouger un peu.

Le mola, c'est comme un bras flexible en métal, tu dirais par exemple comme dans une cabine téléphonique d'ici; à peu près la longueur d'un bras. Il y a au bout une sphère en caoutchouc noir. Ils enferment la personne avec le mola et le mettent en marche. Le mola s'agite alors en tout sens dans ce petit espace, en frappant des coups répétés. Ils laissent les gens là-dedans un certain temps, puis les sortent de là, leur disent "Tu nous as menti. Alors raconte-nous à nouveau" et ils les remettent dedans avec le mola. Je l'ai vu de mes yeux, oui. Ils me montraient ça en me disant: "Si tu n'es pas raisonnable, on t'y mettra".

La seconde fois qu'ils m'emmènent je suis enceinte et avancée pour la naissance de notre quatrième fils. L'interprète, un Timorais, me conseille de ne faire que des réponses courtes et exactes, de donner un pot-de-vin, de ne pas faire de longues réponses ni de plaintes, parce que cela durera plus longtemps, et la personne qui souffrira ce sera moi. Ils demandent comment va ma vie maintenant, mieux qu'avant? Je dis "Oui, mieux qu'avant". Si je suis heureuse? "Oui, je suis heureuse". Ils mélangent une boisson, ça sent comme du vin, me la font boire. Je me sens toute étourdie.


Je ne tenais pas à avoir un enfant à Timor une quatrième fois. Mes parents, du dehors, ont envoyé de l'argent. Cela coûtait $7000 [australiens, environ 28 000F NDT] d'aller accoucher à Jakarta. Il est né le 23 janvier 1982, et à l'heure qu'il est il est vivant. Lorsque je suis partie de Dili c'était triste. Je dis à mes amis à l'oreille: "Il faut que je parte".

Notre fils Luang Hale est mort, mais les trois bébés que j'avais nourris en même temps que lui, eux, sont vivants; ils n'étaient pas avec nous à Terras. Ce sont trois jolis petits garçons, à la peau foncée comme celle de José. Ils m'appellent maman. Avant que nous ne quittions Timor, leurs familles m'apportent des fruits et des bonnes choses. Leur message, c'est: "Parle, continue de parler; quand tu seras partie, tu pourras raconter. Ici, on est toujours en danger."

Lorsque nous sommes partis et que nous avons commencé à raconter, la famille de José a eu à en souffrir. Caetano, son frère, a été sévèrement battu. Le paludisme l'avait assombri, les coups ont aggravé les choses. On le relâcha, mais il est mort plus tard à la maison. Le père de José était mort de maladie en 1977 dans le maquis; en 1985 sa mère a été arrêtée, interrogée et on allait l'exécuter, mais quelqu'un a stoppé net. Maintenant qu'ils savent qu'on leur fait de la publicité au dehors, la famille est un peu plus en sécurité.


Ici, à Darwin, j'ai sauvé un bébé. Une fois il pleuvait, nous étions en auto, et une vieille dame, portant un bébé, essayait de faire de l'auto-stop, mais les voitures passaient sans s'arrêter. Je dis à José de s'arrêter; en descendant pour la faire s'asseoir devant j'ai vu que la dame était bien tourmentée et noté que le bébé était tout blanc. Il pouvait avoir huit mois, comme mon second bébé. C'était une petite fille.

José conduit vite jusqu'à l'hôpital. L'infirmière qui voit le bébé l'envoie droit aux urgences. On le met sous oxygène, avec des tubes dans son nez, on masse sa poitrine.

Tout ce temps-là je pleure "Ô Dieu, sauve ce bébé!" Le docteur accourt précipitamment, il me prend pour la maman, tant je suis dans tous mes états. La petite fille devient rose, puis blanche, rose et puis elle commence à crier, crier. Ils nous disent que c'est bon signe, ça va aller. De joie, nous nous embrassons tous.

Dix minutes de plus, et elle serait morte, nous dit le docteur. Cette jolie petite fille! Je pense à mes bébés morts. Oh, je la voudrais, cette belle petite. Je leur dis, "Si personne ne s'en occupe c'est moi qui prendrai soin d'elle ".

La vieille dame était la grand-mère. La mère s'était séparée de son mari. La grand-mère nous dit qu'elle aimait beaucoup la petite(2) mais je la vois, maintenant elle a bien grandi. Elle s'appelle Catherine, je la vois avec sa grand-mère, et elle m'appelle maman aussi parce que j'ai contribué à la sauver.


J'ai été si heureuse de pouvoir aider à sauver encore un bébé. Les miens je n'ai pas pu les sauver, il n'y avait rien que j'aurais pu faire! J'en appelle aux femmes australiennes, aux mères. Comment les gens peuvent-ils me dire de me tenir tranquille et d'oublier? Si l'Australie se trouvait envahie et que vous voyiez souffrir vos enfants, vous tiendriez-vous tranquilles?

Il m'arrive parfois de m'asseoir, de réfléchir. Comment pourrais-je, en payant de ma vie, arrêter toute cette souffrance? Comment me servir de la seule chose que je possède - ma vie? Si j'avais un avion, un hélicoptère, alors partir détruire une prison, et que soient libres quelques uns des miens; ou détruire du matériel de guerre... Ce ne sont que des souhaits, car ces choses je ne pourrais pas les faire.

Je crois que nous méritons notre indépendance et notre liberté. Pourquoi certains y ont-ils droit, et nous pas? Nous pouvons vivre en paix en ayant un travail en Australie, et chez nous, pas. Pourquoi? Nous ne sommes pas Indonésiens; notre culture, notre langue sont différentes.

Là-bas, chez nous à Timor, tout le monde se connaît. Nos yeux se parlent, ils disent: "Toi aussi tu souffres, comme moi". Si vous allez là-bas vous verrez leurs yeux qui disent qu'ils ne sont pas heureux. Nous avons tous perdu trop de gens de notre famille. Quand nous sommes ensemble à l'église, nous prions les uns pour les autres. C'est dur, dur de vivre dans notre pays.


Pour les Gusmão, il n'est pas facile de vivre à Darwin avec son vaste consulat indonésien regorgeant de personnel et sa communauté à cancans. Toutefois, avoir été des témoins importants leur assure, ainsi qu'à leur famille résidant encore à Timor, une certaine sécurité. Ce qui ne suffit pas à calmer la douleur, la "culpabilité du survivant", qui étreint tant des Timorais que j'ai eu l'occasion d'interviewer. Celle qui inspire les spéculations de Fatima se demandant "comment arrêter toute cette souffrance".

En Australie, Fatima et José travaillent dans un hôtel. Ils ont réussi à rembourser plus de la moitié des $40 000 de frais de voyage et de pots-de-vin qui ont été nécessaires pour parvenir avec un parent jusqu'en Australie. José est un homme digne, à la force tranquille, leurs deux enfants sont pleins de santé, et une atmosphère chaleureuse, de considération mutuelle, règne dans leur maison. Non loin vivent des amis et des personnes de la famille de Fatima.


(1) Dans toute maison traditionnelle, il y a une étagère autour du pilier sacré: lorsque naît un nouveau membre de la famille, sa propre petite cruche est remplie d'eau et placée là par sa mère. L'eau est renouvelée s'il tombe malade, ou encore s'il doit s'absenter de la maison. S'il meurt, on casse la cruche et l'eau en est répandue sur le sol. (David Hicks, Tetum Ghosts and Kin, 1976, p. 63.)

(2) Quelques lignes ont dû sauter dans l'original anglais.


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