Le Monde, mercredi 5 août 1998, p. 3

José Ramos-Horta, vice-président du Conseil national de la résistance timoraise

"Dans un an ou deux, le Timor-Oriental sera indépendant!"

Interview de Bruno Philip

"Comment réagissez-vous aux propositions d'autonomie pour le Timor-Oriental qu'a récemment annoncées le président indonésien B. J. Habibie?

- Ces propositions sont malheureusement inacceptables en l'état dans la mesure où elles posent comme conditions préalables l'acceptation par le peuple timorais de l'annexion de son pays par l'Indonésie. Depuis vingt-trois ans, les Timorais font face à l'arrogance et à la barbarie du pouvoir indonésien, ils ne peuvent donc pas négocier si on leur impose de renoncer à la raison même de leur lutte, c'est-à-dire le refus de l'annexion indonésienne. Je ne me fais donc pas beaucoup d'illusions, le gouvernement de Djakarta n'ayant pas donné de vrais signes de sa bonne foi. Le récent retrait de quatre cents soldats du Timor-Oriental est dérisoire, d'autant plus que le gouvernement a annoncé leur remplacement par huit cents autres militaires qui seraient chargés de tâches liées aux questions de santé et d'éducation...

- Etes-vous prêt à faire preuve d'une plus grande souplesse sur votre exigence de la tenue d'un réferendum dont le résultat serait, selon vous, le "oui" à l'autodétermination [sic], puisque vous affirmez que tel est le voeu de l'écrasante majorité des Timorais?

- Dans l'optique de M. Habibie, le Timor-Oriental ne sera pas souverain dans sa politique étrangère, sa défense et la gestion de son économie. C'est donc une perspective d'autonomie locale très limitée. Pourtant, si Djakarta renonce à nous imposer son annexion, nous sommes prêts à "geler" pour une durée de cinq ans notre exigence quant à la tenue d'un réferendum. Nous demandons, en revanche, une réduction réelle des troupes, la libération des prisonniers politiques, l"envoi d'une force de paix de l'ONU au Timor-Oriental et des élections destinées à mettre en place une assemblée territoriale qui aura compétence sur les questions de justice, de sécurité, de développement économique, de droit fiscal et de gestion des ressources naturelles. Ce scrutin devra en outre se dérouler sous la supervision des Nations unies.

- Les dirigeants indonésiens affirment qu'un Timor-Oriental indépendant ne sera pas viable et serait politiquement instable, notamment en raison des craintes d'un retour à la guerre civile de 1975, quand les Timorais s'étaient entredéchirés au moment où le Portugal se préparait à leur accorder l'indépendance...

- Aujourd'hui, l'Indonésie est au bord de la faillite et doit demander au FMI et à la Banque mondiale de l'aider. Nous n'avons donc pas de leçons à recevoir du gouvernement indonésien. Moi, je peux aller voir directement la Banque mondiale, Georges Soros ou des milliardaires et j'aurais beaucoup plus de crédibilité, à leurs yeux, que M. Habibie qui porte, lui aussi, une lourde responsabilité dans la banqueroute qui menace son pays!... La viabilité économique du Timor-Oriental ne pose donc aucun problème, ne serait-ce qu'en raison de nos richesses pétrolières. La taille de notre pays importe peu: il y a dans le monde quarante nations dont la superficie et la population sont égales ou inférieures au Timor-Oriental qui s'étend sur 285 000 km2 et est peuplé de huit cent mille habitants. L'argument selon lequel la proximité géographique du territoire avec le reste de l'archipel rend impossible l'indépendance est d'ailleurs un argument dangereux. Pour ce qui est des risques de guerre civile, laissez-moi vous rappeler que c'est Djakarta qui, en 1975, a manipulé les Timorais pour les pousser à se déchierer. Là aussi, nous n'avons pas de leçons à recevoir d'un pays bien plus instable, dans son histoire, que le Timor-Oriental!

- La chute de Suharto ne marque-t-elle cependant pas une rupture avec le passé, ce dont pourrait bénéficier le Timor-Oriental?

- Je ne fais pas confiance à Habibie. Il a été trop proche de Suharto. L'armée, qui est responsable des massacres au Timor, est encore là, puissante. C'est vrai que les choses changent et je suis conscient des difficultés auxquelles font face les nouveaux dirigeants dont je reconnais les efforts [vers plus de démocratie]. Mais ils doivent prendre des initiatives urgentes s'ils veulent gagner une plus grande crédibilité au plan international. De toute façon, je pense que les problèmes vont s'accumuler pour l'Indonésie et que, dans six mois, le gouvernement n'aura plus les moyens diplomatiques, politiques et militaires de se montrer autant inflexible qu'il l'est encore aujourd'hui, notamment à propos de Timor.

- Vous avez donc le sentiment qu'on n'a jamais été aussi proche d'une solution pour le Timor-Oriental...

- La question du Timor-Oriental est un défi moral que doit relever le régime de Djakarta. Aujourd'hui, la société indonésienne commence à prendre la mesure de la tragédie de mon pays. Un jour, je suis sûr, les Indonésiens se demanderont: "Comment avons-nous pu commettre de tels actes de barbarie?"... Et si nous sommes prêts à retarder l'organisation d'un réferendum, les dirigeants indonésiens doivent savoir une chose: nous ne cèderons pas sur le principe du réferendum. Aucune solution ne sera jamais possible si une telle consultation ne sanctionne pas la volonté du peuple timorais. Il y a trois ans, j'avais prévu la chute de Suharto pour cette année. Je ne me suis pas trompé. Aujourd'hui, je suis certain que, dans un an ou deux, trois ans au maximum, le Timor-Oriental aura recouvré sa liberté!