Rencontre avec le leader indépendantiste Gusmão

POUR TIMOR-EST, UN ESPOIR REBELLE

Libération, Mardi 9 mars 1999.

L'Indonésie semble prête à négocier l'indépendance de l'ex-colonie portugaise. En résidence surveillée, recevant désormais diplomates et journalistes, Xanana Gusmão se dit confiant.

Djakarta, envoyé spécial

Xanana Gusmão est devenu la personnalité la plus incontournable de Djakarta. Le chef de la guérilla indépendantiste du Timor oriental, qui purgeait, il y a encore un mois, une peine de vingt ans de prison dans la prison de Cipinang, à Djakarta, a rencontré la semaine dernière la secrétaire d'État américaine, Madeleine Albright, de passage en Indonésie.

Au cours des derniers mois, il a eu des entretiens avec le ministre australien des Affaires étrangères, Alexander Downer, avec bon nombre de diplomates et plusieurs candidats à l'élection présidentielle indonésienne du 7 juin. En février, un mois après que le président indonésien, Jusuf Habibie, a soudainement promis d'offrir "l'autonomie ou l'indépendance" à Timor-Est, Gusmão a été transféré dans une "maison-prison" du centre de la capitale. Bien qu'officiellement toujours détenu, il reçoit désormais qui bon lui semble ou presque. Ce matin-là, c'est un groupe d'une dizaine de militants prodémocrates indonésiens qui viennent lui présenter un livre qu'ils lui ont consacré. Certains portent des T-shirts à l'effigie du guérillero grisonnant de 53 ans que les Timorais appellent "le Sage". Une petite cérémonie a été organisée dans la pièce principale, ornée d'un portrait de Jésus-Christ et de la Vierge, ainsi que d'une grande banderolle célébrant la prochaine indépendance de l'ex-colonie portugaise annexée depuis 1976 par l'Indonésie. Depuis la fin du régime Suharto en mai 1998, victime de la crise économique, Djakarta semble ainsi plus ou moins disposé à se débarasser de ce territoire contesté (lire ci-contre). La "semi-liberté" de Gusmão a été perçue comme un nouveau signe de démocratisation de la part du président Habibie, qui n'a pas hésité à évoquer l'indépendance pour Timor au début de l'année. Le leader indépendantiste lui-même explique à Libération pourquoi il est confiant pour les discussions qui reprennent à l'ONU.

Avez-vous été surpris lorsque le président indonésien Habibie a déclaré en janvier que le Timor oriental pouvait accéder à l'indépendance si les Est-Timorais refusaient sa proposition d'autonomie élargie?

J'ai été très surpris par la soudaineté de cette déclaration. Mais c'est l'annonce que nous attendions avec une impatience que vous ne pouvez pas imaginer depuis la démission (en mai 1998, ndlr) du président Suharto.

Les négociations entre le Portugal et l'Indonésie sur l'avenir de Timor-Est doivent reprendre aujourd'hui, à l'ONU. Négociez-vous parallèlement avec le gouvernement indonésien?

Il n'y a aucune négociation entre moi et le gouvernement indonésien. Tous les pourparlers se déroulent aux Nations unies, entre le Portugal et l'Indonésie. Par ailleurs, nous, les Est-Timorais, sommes consultés par les officiels de l'ONU. Nous essayons tant que faire se peut de participer au processus de négociation, mais il nous est très difficile d'imposer nos demandes.

Êtes-vous satisfaits de ces pourparlers dans lesquels, donc, vous n'êtes pas directement partie prenante?

Nous voudrions que ce processus soit meilleur, mais nous devons suivre les règles établies. Au cours de toutes ces années, le gouvernement indonésien ne nous a jamais acceptés comme interlocuteurs. D'un autre côté, il faut reconnaître que les négociations ont déjà bien avancé avec les nouvelles propositions du gouvernement indonésien (une autonomie élargie, voire l'indépendance si l'autonomie est refusée par les Timorais, ndlr).

Croyez-vous dans la volonté du gouvernement indonésien de trouver une solution rapidement?

Je veux croire et je crois que le gouvernement indonésien est sincère, car il s'est engagé à trouver un compromis politique non seulement auprès des Est-Timorais mais aussi auprès de la communauté internationale, qui lui demandera des comptes. Mais, plus encore que la sincérité du gouvernement indonésien, le facteur décisif sera la capacité des Est-Timorais à décider pacifiquement de leur avenir. Il faut qu'ils perçoivent combien cette responsabilité qui leur incombe est cruciale. Soit nous allons dans le sens de l'intérêt de tous, soit nous risquons de verser le sang à nouveau.

Des heurts ont eu lieu à Timor-Est entre les populations pro-indépendantistes et des groupes de miliciens armés prônant l'intégration avec l'Indonésie. Le risque de guerre civile existe-t-il?

Certains groupes cherchent à créer une situation d'instabilité. Mais ces menaces de guerre civile (de la part des anti-indépandantistes) ne sont que des tentatives visant à faire croire que les dernières initiatives du gouvernement indonésien sont mauvaises. Si les Est-Timorais prennent conscience de ce moment historique que nous sommes en train de vivre, je suis sûr que nous pourrons améliorer cette situation. Les choses vont dans le bon sens, puisque j'ai pu rencontrer la semaine dernière des groupes "intégrationnistes", et dans les jours qui viennent nous allons tenir à Djakarta une grande réunion de réconciliation entre Est-Timorais pro et anti-indépendance.

Le gouvernement indonésien soutient-il en sous-main les anti-indépendantistes?

Ce n'est pas le fait du gouvernement indonésien en tant que tel, ni de l'armée, qui s'est bien comportée récemment à Timor-Est. Ces milices sont manoeuvrées par les services secrets de l'armée, qui sont réputés depuis longtemps pour leurs actes de torture et de meurtre à l'encontre des Timorais.

Le gouvernement a-t-il la volonté et la capacité d'arrêter ces "manoeuvres"?

Je le crois. Et ce sera d'autant plus facile si nous parvenons à un consensus entre Est-Timorais lors de cette réunion de réconciliation. Le nombre d'Est-Timorais qui considèrent l'intégration à l'Indonésie comme la meilleure option possible est désormais devenu minime.

Après vingt-cinq ans de conflit, la réconciliation ne sera pas facile. Beaucoup d'Est-Timorais ont collaboré avec l'Indonésie...

C'est possible cependant. Tout les Est-Timorais doivent être prêts à oublier toutes les erreurs du passé, et à refouler tout désir de vengeance.

Une commission vérité sera-t-elle nécessaire?

Non, ce n'est pas applicable au cas de Timor-Est. Et personne ne sera jugé non plus, mais il faudra enterrer comme il se doit cette mauvaise période de notre histoire. Et puis, l'immense majorité des massacres et des meurtres, ne l'oublions pas, a été le fait de l'armée d'occupation indonésienne.

Pour quelle raison réclamez-vous la présence de troupes de maintien de la paix de l'ONU à Timor-Est?

Cette présence est très urgente, car il faut mettre en place un processus de cessez-le-feu et de désarmement des deux parties. Tant qu'il y aura des factions armées, le risque de violence sera là, et il importe que la communauté internationale s'assure que ce risque a disparu, afin que les consultations se poursuivent sereinement.

Certains candidats à la présidentielle du 7 juim sont opposés à l'indépendance de Timor-Est. Pensez-vous qu'un éventuel nouveau président puisse faire marche arrière?

Je ne le pense pas. Le prochain gouvernement devra suivre les engagements du gouvernement actuel.

Recueilli par Romain Franklin


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