La règle et le goupillon

Jean-Michel Kantor

  Nicolas Bouleau

        La règle,le compas et le divan

Plaisirs et passions mathématiques

Seuil Science ouverte

ISBN 2-02-049999-1,22 E,295 p.

 

Un psychanalyste faisait  après Mai 68  un cours  à Nanterre sous le titre "Marx et Freud ",en précisant lors du premier cours : "Marx au  premier semestre, Freud au  second ". Suivant  cet exemple ,le livre de Nicolas  Bouleau devrait avoir trois parties :la règle (,les mathématiques ) , le compas (l'architecture ) , et le divan-la psychanalyse. Mais il mêle les sujets en plusieurs essais sur des thèmes variés :le rôle de l'inconscient dans la création mathématique,la fascination réciproque des architectes et des mathématiciens (le projet architectural considéré comme théorème ) ,la psychanalyse lacanienne  des dernières avec  son bric à brac de symboles  logiques ,  de  topologie et de bouts de ficelle .Bouleau parcourt ainsi d'immenses domaines dans l'histoire des idées,, d'Alberti à Saussure ,de Cauchy  à Laplace , en explorateur téméraire , jusqu'à l'Orient Extrême avec une visite à demi -rêvée à l'Institut Soboleff à Novosibirsk ,autour des mathématiques et de la création.Mathématiques,génie et folie peuvent se frôler .Ainsi l'hypothèse du continu , son extrême difficulté a nourri chez Georg Cantor   une crise psychique ,conduisant à la folie (Note 1).Consciemment ou non,les mathématiques et les mathématiciens   sont l'objet d'attirance -répulsion :de Platon à Allègre sans oublier Lautréamont ,Auguste Comte ou Bourbaki ,le sujet mathématique n'est jamais  neutre (et se vend bien ,emballé dans la folie comme dans la pièce "La preuve ") .Bouleau aborde la place de  l'inconscient dans les mathématiques à travers  la   psychologie de l'invention ,avec les textes classiques des années 20 de Poincaré ou Hadamard relatant les circonstances de  certaines de leurs  découvertes.

Il serait intéressant d'examiner ensemble des cas plus récents  , comme ceux d'André  Bloch (qui a fait des bonnes  mathématiques pendant 30 ans  en asile psychiatrique ,après avoir tué trois membres  de sa famille,dont son frère  ),du mathématicien japonais Oka qui parsemait ses manuscrits de poèmes enfantins  ou de la crise paranoïde récente de Grothendieck,  transcrite dans un manuscrit inégal de 2000 pages.

Le livre de Nicolas Bouleau  mentionne à plusieurs reprises le regretté Laurent Schwartz ,et Serge Soboleff , célèbre mathématicien russe ,dont l'Institut ,à Novosibirsk,joue un rôle important à la fin du livre qui s'ouvre vers les temps nouveaux ,les rapports entre science et  féminisme l'écologie...  .Il se trouve qu'autour de ces deux mathématiciens s'est joué un acte  étrange  de refoulement collectif à l'époque de la guerre froide ,car Soboleff a découvert les distributions en 1932,treize  ans avant Schwartz qu'il a directement  inspiré (Note 2 ). Etrange mensonge refoulé par  un homme et toute une communauté professionnelle avec lui.

Une grande part du livre est consacrée à  Lacan dans son rapport aux mathématiques. Cherchant à saisir l'intention de Jacques Lacan quand il commence son parcours mathématique ,d'abord avec les nombres ( Freud aussi avait une passion pour la numérologie ) puis avec le vocabulaire technique de la logique ,et enfin les exemples de surfaces : ,surface de Möbius, noeuds borroméens  et tresses, avec une fascination qu'il fait partager à quelques disciples connaissant les mathématiques comme le regretté Soury qui lui fournit des formes mathématiques ad hoc,puis aux auditeurs de son séminaire et enfin à  ses lecteurs , au  "Tout-Paris ",on pense à ce magicien du siècle dernier ,coqueluche des music-halls des Boulevards  qui défaisait des noeuds  compliqués en se faufilant dans la quatrième dimension, ou à ces "quadrateurs du cercle "qui ont tant inspiré Raymond Queneau puis Blavier ,classés parmi les fous littéraires ,comme Brisset que Lacan admirait .Chez certains d'entre eux plus qu'une manie relevant de la clinique ,on perçoit un gigantesque éclat de rire devant un bon gag ,un canular  de carabin ,pas très éloigné du "gag "des noeuds dont Lacan nous a gratifié ,à la dernière étape de son aventure intellectuelle.Comme les promesses ,les canulars n'engagent que ceux qui y croient ,malheureusement trop de gags tuent les  gags comme ces temps-ci,ça devient moins drôle (exemple de gag triste :le principe de Gödel-Debray-Serres ,la lecture de Proust comme  spécialiste de la relativité générale, dans un ouvrage récent,ou la thèse de célèbres jumeaux mediatiques).Pourquoi les mathèmes ? Si les mots d'esprit ont à voir  avec l'inconscient de leur auteur,le rôle des mathématiques dans la pychanalyse lacanienne  ne se réduit pas à un bon mot. . Faut-il y voir  la poursuite d'une quête fondamentale ? La recherche d'un absolu ? Quoi de plus absolu ,de plus universel , à la racine de l'Etre que les mathématiques , à part la religion ?

Un  retour dans le passé lointain ,au delà du platonisme avec ses figures idéales de la beauté mathématique ,jusqu'à l époque de la naissance des lignes droites et des instruments pour les tracer ,désigne le pouvoir sacré issu de la capacité  de nommer et de tracer les limites :c'est Emile Benveniste  qui nous le confirme ,dans le rapprochement entre rex  et le grec orego,oregnumi " étendre en ligne droite ".."regio indique ..le point atteint par une ligne droite tracée sur la terre ou dans le ciel ,puis "l'espace compris entre de telles droites tracées dans différents sens ".la "droite " représente la norme ,déjà indo-européenne ,.Le vieux -perse rasta qualifiant "la voie :N'abandonne pas la voie droite "Cette notion double (rex et regere ) ..se retrouve dans l'opération ...qui consiste à déterminer sur le terrain l'espace consacré..Opération dont le caractère est visible..." .(Emile Benveniste ,Le vocabulaire des institutions européennes,t. 2 ,"Rex").Ainsi la règle des mathématiques  aurait originellement ce pouvoir symbolique qu'on constate chez les "prêtres dépositaires des traditions sacrées -qu'ils maintiennent avec une rigueur formaliste "(E.B.) :Lacan et les mathématiciens, "prêtres dépositaires" ?

Note 1 N.Charraud :Infini et inconscient,la crise de 1884,début de la psychose,Anthropos ,1994

Note 2 :Kantor, Jean-Michel Mathematics east and west, theory and practice: the example of distributions. With an appendix by Adolf P. Yushkevich Math. Intelligencer 26 (2004), no. 1, 39--50.