Ian Hacking

Entre science et réalité

La construction sociale de quoi ?

Editions La découverte

Traduction de l'anglais de " The Social construction of What ? " , Harvard

University Press,1999, par B.Jurdant

 

 

 

 

 

 

" La réalité,quel concept... "

(En exergue de Ian Hacking, "Concevoir et Expérimenter

",C.Bourgois,1989 )

 

On a un peu oublié ,heureusement,la guerre picrocholine des sciences qui avait fait rage après la parution du canular d'Alan Sokal 1996,dans la revue Social Text) et de son livre avec Jean Bricmont (cf quinzaine ,No.XXX).

Ian Hacking (élu cette année à la Chaire de philosophie et d'histoire des concepts scientifiques au Collège de France ) a repris le débat , à un tout autre niveau .

Hacking pose la question suivante : en quoi peut-on

dire qu'une partie ou toute la réalité ,et la connaissance que nous en avons

(la distinction est essentielle) sont une "construction sociale "?

o Quel sens précis a cette expression (chacun de ses termes) ?

o A quoi s'applique-t-elle ?

Sur ce point Hacking nous donne une savoureuse liste de livres récents (en anglais) portant le titre " La construction (sociale ) de..X " avec

X = l'enfant-spectateur de télévision ,les quarks ( Note 1),le post-modernisme ,le tueur en série ,le danger ,les femmes réfugiées ,la panique ,les années quatre vingt ,la folie …

Cette liste à la Prévert reflète l'engouement anglo-saxon pour les "social studies ",qui ont souvent remplacé aux USA le point de vue philosophique ,considéré comme désuet ,en particulier dans l'étude des sciences (On pourrait étudier cette mode, la construction sociale de la construction sociale ).

Le philosophe appelle "constructionnistes" les partisans de la théorie de la construction sociale ,pour éviter la confusion avec le constructivisme qui désigne une conception de la nature des objets mathématiques.

Le cas exemplaire est celui du sexe ( Simone de Beauvoir ,dans "Le Deuxième Sexe " : "On ne naît pas femme ,on le devient "). Ian Hacking souligne ici comme en d'autres instances que la reconnaissance de la part de la construction sociale dans l'instinct maternel a aidé en retour à la libération des femmes .

 

En quoi consiste cette métaphore de construction ? C'est l'objet d'un Chapitre fort intéressant, "Trop de métaphores ",où l'auteur déconstruit la notion de construction ,distinguant le processus et le produit ,et remontant à ses origines ,pour lui Kant et "La Critique de la raison pure " .Hacking se demande aussi ce que le terme de "construction sociale"sous-entend pour les constructionnistes :

- Soit que le phénomène X considéré n'est pas inévitable

-Soit que nous nous sentirions bien mieux si on pouvait s'en débarrasser ,

et chacune de ces deux affirmations pouvant être traitée avec plus ou moins d'engagement ou d'ironie .On peut même aller jusqu'au bout du constructionnisme ,et prétendre que toute réalité est le produit

d'activités sociales ( c'est le cas pour Bloor et son "programme fort " de sociologie de la connaissance ) .

On doit distinguer le cas des sciences humaines et les questions relevant des sciences exactes ,ne serait-ce que par l'apparition dans les premières de phénomènes de rétroaction (feedback,voir ci-dessus pour le sexe ) : la qualification et la classification des faits et des comportements influent sur ces faits .L'idée de l'électron n'a par contre pas d'influence sur l'électron lui-même .Par contre dans les sciences dures la question de la construction sociale de la croyance ne peut être facilement tranchée :le seul moyen de tester si la croyance aux dinosaures ou à l'électron est une construction sociale ,est de trouver une société , une culture ayant atteint notre degré d'évolution et où on ne croit pas à l'électron ,ou aux dinosaures.

Hacking multiplie les exemples :il examine même la construction sociale de la recherche sur les armes .Il met en évidence les conséquences cachées du financement militaire ,qui produit des armes mais aussi nos manières de fabriquer ces armes ,qui transforme ainsi nos manières de "fabriquer le monde ",pour reprendre une expression du philosophe Goodman .

Dans les sciences de la nature les opinions sont antagonistes , le conflit existe et Hacking dégage trois points de blocage afin de clarifier les positions des uns et des autres .

Blocage 1 :La contingence.

Par exemple ,à propos des quarks ,il ne s'agit pas de la réalité de ces particules (c'est un autre débat ,celui du réalisme),ni de décider si la recherche lourde qui a conduit à leur découverte (chambres à bulles ) a un

caractère social mais celui de savoir si une autre physique aurait pu se développer ,sans les quarks ,ou disons sans les équations de Maxwell (qui sont aux fondements de la physique moderne),ou dans un autre registre

si des mathématiques de haut niveau auraient pu exister sans les quaternions (Note 2) .

Autrement dit supposons une civilisation extraterrestre (les martiens arrivée à un haut degré de développement et qui possède une " science de la nature ".Y aurait-il dans leur système de connaissance l' analogue des quarks ou des équations de Maxwell ,ou des quaternions?

Ce problème -qui rappelle le problème posé par Molyneux au philosophe Locke- peut sembler futile selon nos repères philosophiques européens ,et Hacking reconnaît en quelque sorte qu'il n'est pas d'une importance cruciale :aucune expérience ne remplacera la visite de nos cousins martiens .Mais il apporte un élément au dossier en reliant la question aux travaux sur le langage de Quine.

Blocage 2 :le nominalisme. La question est plus technique.

Il s'agit de savoir si la science décrit la réalité et sa structure propre ou bien si ce sont nos pensées qui la structurent.

Blocage 3 :la stabilité .Hacking isole le désaccord entre sociologues et physiciens :des facteurs extérieurs (par exemple sociaux) sont-ils pertinents pour expliquer que les lois de la nature soient stables ,ou bien ce fait résulte-t-il de la nature objective de la connaissance scientifique? Ce qu'exprime le physicien Weinberg en disant que les lois de Maxwell sont aussi réelles qu'un rocher (et qui a conduit Hacking à consacrer ,avec humour,un chapitre aux Dolomites).

 

On le voit ,ces trois points de blocage dégagés par Hacking permettent de contourner d'autres questions ,par exemple celle du réalisme: la réalité des quarks ou la nature du nombre Pi .A ce propos Hacking rappelle la remarque selon laquelle nous naissons tous aristotéliciens ou platoniciens,les mathématiciens appartenant en général à cette dernière catégorie.

Résumons donc ce livre très riche : Hacking a remplaçé un débat médiatique par de nouvelles questions , avec un vrai travail philosophique sur les mots,,un mélange inhabituel chez nous de questionnement,de bon sens et

d'humour.

Au final ,la lecture parfois difficile de ce livre remarquable de Hacking est une excellente mise au point sur les problèmes actuels de la philosophie et de l'histoire des sciences,dont il est certainement l'un des maîtres.

L'importance de ces enjeux ? Les événements récents montrent que nos représentations du monde ont un grand rôle sur sa marche .Il pourrait être utile de continuer à distinguer la science ,qui vise à constituer une

connaissance objective de la réalité ,des mythes et des religions.

Bien sûr ,tout au long de ce recueil passionnant,Hacking, modeste et rigoureux, laisse des questions sans réponse ,donne les arguments à l'appui de chacune des thèses ,quitte à tenir dans la pseudo-guerre des sciences le rôle de la Croix-Rouge (il ne souhaite lui-même qu'une meilleure compréhension entre les protagonistes).Il n'est pas certain qu'un œcuménisme mou soit le moteur de l'Histoire des idées ,et on aurait aimé que certaines points de vue totalement absurdes (cf.Note 2 ,ou le programme fort de Bloor ) soient épinglés même avec une pointe d'humour anglo-saxon !

 

 

 

 

 

Note 1

Particules à l'intérieur des protons dont l'existence n'est avérée

qu'indirectement par la diffusion des électrons.

 

Note 2 :

Pickering est l'auteur (abondamment cité par Hacking) de "constructing

quaternions ".C'est un essai ,qui n'a rien à voir avec la "construction

" ,de psychologie de l'invention mathématique (il vaut mieux lire Hadamard ou Poincaré ).