Île de Science

La publication scientifique électronique : gestion et conservation (1998)


Le point de vue d'un chercheur, reponsable d'une revue électronique

Jean-Paul Allouche, CNRS, LRI, Bâtiment 490, F-91405 Orsay Cedex

(allouche@lri.fr), (http://www.lri.fr/~allouche)
(Texte disponible à l'URL http://www.lri.fr/~allouche/jour98.html)

Après l'époque des multiples questions et hésitations concernant les revues scientifiques "en ligne", nous sommes maintenant effectivement dans l'ère des revues électroniques ou mixtes. Nous ne reviendrons pas sur les avantages et inconvénients éditoriaux, techniques ou scientifiques : maintien des procédures classiques d'arbitrage, rapidité de la diffusion, diminution "virtuelle" du coût de fabrication -- ce qu'hélas certains éditeurs traditionnels ont immédiatement compris ... comme l'occasion de faire exploser leurs marges --, mais aussi problème de l'archivage, transfert du budget photocopieuse vers le budget imprimantes pour les laboratoires, hésitations des chercheurs à publier en ligne, conservatisme des commissions d'évaluation des chercheurs qui rechignent à reconnaître les publications électroniques ... Nous voudrions parler ici de notre expérience personnelle d'une part comme chercheur, d'autre part comme responsable de la version électronique d'une revue qui existe toujours dans sa version papier, le Journal de Théorie des Nombres de Bordeaux.

Mes collègues chercheurs et bibliothécaires ne seront pas surpris que je parle de "révolution électronique" : possibilité de trouver sur la toile les sommaires de la plupart des revues (gratuitement) voire les articles in extenso (si la version électronique de la revue est gratuite, ou si l'institution à laquelle le chercheur est rattaché a souscrit un abonnement), indexation souvent très bien faite, antériorité pour certaines revues de la parution ou de l'annonce de la parution en version électronique. Un outil fabuleux (mais pas gratuit) est la version électronique -- en ligne ou sur disque compact -- des Mathematical Reviews ou de Zentralblatt. Rappelons que ces revues sont spécialisées dans la publication des résumés des articles parus dans les revues mathématiques, et que ces résumés sont écrits par des mathématiciens qui ne sont pas nécessairement les auteurs eux-mêmes. Certaines recherches (par auteur ou par spécialité par exemple) y sont bien sûr infiniment plus rapides de manière électronique qu'en allant remuer de gros volumes papier, d'autres (par mots-clés, par références croisées ...) sont quasiment impossibles si on se limite à la version papier.

Ai-je moi même publié dans une revue purement électronique ? Oui, mais je reconnais que la démarche doit être un peu volontariste : contrairement aux revues traditionnelles ou mixtes dont la réputation est bien établie, les revues purement électroniques -- d'existence nécessairement récente -- ne sont pas encore ... de vénérables institutions. La procédure de publication est la même que pour les revues traditionnelles : les articles sont contrôlés, jugés, et le cas échéant amendés par un ou plusieurs arbitres. Après acceptation et publication, on donne comme référence un site officiel sur la toile (revue et emplacement de l'article), au lieu de donner le nom d'une revue, le numéro du volume et les numéros de pages comme pour une revue papier. Néanmoins, et malgré la qualité scientifique de ces revues, on constate, pas seulement en France, certaines réserves. Les commissions de spécialistes pour le recrutement de nouveaux collègues ne sont pas toujours au courant de l'existence ou de la qualité de ces revues électroniques, et le milieu est parfois un peu conservateur (je ne suis pas sûr par exemple que le Science Citation Index connaisse toutes les revues électroniques). En particulier, je ne conseillerais à un jeune chercheur ou une jeune chercheuse de publier dans une revue purement électronique que s'il ou elle a déjà plusieurs publications par ailleurs. Pour terminer cette partie, et après avoir rappelé une fois de plus qu'il ne faut pas confondre les revues électroniques et les serveurs de "preprints" -- articles qui n'ont ni été arbitrés, ni a fortiori été acceptés dans une revue avec comité de lecture --, et que la possibilité de se procurer ces "preprints" (électroniquement ou pas) par l'intermédiaire de l'auteur n'est pas nouvelle, je voudrais indiquer donc, qu'un modus vivendi semble avoir été trouvé entre les éditeurs (Academic Press en particulier, mais aussi d'autres éditeurs qui ont emboîté ou vont emboîter le pas) et les auteurs sur le statut des "preprints", y compris électroniques, après la publication dans une revue de l'article correspondant : les auteurs ont le droit de mettre à la disposition (y compris électroniquement) de leurs collègues ces "preprints", à condition de donner les références exactes de l'article dans la revue dans laquelle il est paru, et d'indiquer que la version finale et qui fait foi est celle de la revue.

Mais pour pouvoir lire une revue électronique, il faut que cette revue ait été ... fabriquée. Quels problèmes rencontre-t-on lorsque l'on se trouve de l'autre côté ? Mon expérience est celle du Journal de Théorie des Nombres de Bordeaux. Un projet global soutenu par le ministère a concerné plusieurs revues de mathématiques : trois revues purement électroniques de mathématiques appliquées, les sommaires de certaines revues (Annales de l'Institut Fourier) et le Journal de Théorie des Nombres de Bordeaux. Comme ce dernier journal existe aussi (et d'abord) sous forme traditionnelle, le processus d'arbitrage, la disponibilité des articles en TeX, et le "coefficient de notoriété" existaient déjà. La mise sur le réseau ne fut donc pas la création d'une nouvelle revue. À vrai dire j'avais proposé quelques années auparavant que nous mettions les articles de notre journal en ligne, mais l'enthousiasme devant ma proposition avait été ... extrêmement modéré. La version électronique actuelle du journal est simple (voir http://www.emath.fr ou http://almira.ceremab.u-bordeaux.fr/jtnb.html), peut-être même spartiate ... : des pages HTML donnent la liste des numéros disponibles, et pour chacun d'eux la liste des articles et de leurs auteurs. Cliquer sur un article donne alors la version Postscript (DVI dans certains cas). Comme on sait, HTML est un langage bien adapté pour écire des textes et hypertextes, mais qui ne contient pas (pas encore) de formules mathématiques. Heureusement (?) il existe un standard de fait en traitement de texte scientifique, TeX et ses avatars (AMSTeX, LATeX, ...). Il s'agit d'un langage avec des caractères de contrôle qui, après compilation, produit un fichier au format DVI, à la fois visible sur un écran avec toutes les belles formules mathématiques que l'on voudra, ou transformable automatiquement en un fichier postscript, qui peut être soit lu sur un écran, soit imprimé. [J'ai rencontré des "littéraires" qui utilisent LATeX, enthousiasmés par la qualité typographique mais aussi par la gestion automatique de la bibliographie, des numéros de chapitres et paragraphes et de la table des matières ou de l'index.] Les utilisateurs de stations Sun ou de terminaux X n'ont aucun problème pour lire les fichiers DVI ou postscript que nous mettons ainsi à leur disposition. Les irréductibles de Mac Intosh ou de PC qui n'ont pas pris soin de (faire) configurer leurs machines intelligemment voient parfois apparaître sur leurs écrans des caractères ésotériques en lieu et place du texte mathématique convoité. La majorité la plus professionnelle de mes collègues n'utilise guère ces machines plutôt dédiées à la bureautique, et je dois avouer que nos efforts de diffusion ne sont pas tournés vers les autres. Nous ne mettons pas à disposition le source TeX, même si quelques revues le font (par exemple Electronic Journal of Combinatorics, accessible gratuitement par l'URL http://www.emis.de/journals/EJC/ejc-wce.html). Nous ne proposons pas encore d'indexation ou de recherche efficaces par mot-clé ou par auteur. Dans une phase ultérieure, nous espérons que les lecteurs pourront "faire tourner" en ligne des algorithmes comme ceux que l'on trouve dans certains articles de théorie algorithmique des nombres. Pour le moment, la version électronique est identique à la version papier, mais nous envisageons qu'elle pourrait en différer dans certains cas précis (tables numériques volumineuses qui pourraient n'être accessibles qu'en version électronique). Si la version papier diffère ainsi, une note indiquera bien sûr que les tables en question sont accessibles dans la version électronique.

Il faut aborder maintenant deux questions importantes, celle du coût d'une part, celle de l'archivage d'autre part. Pour le coût il convient d'abord d'indiquer que la version papier bénéficie d'une subvention du CNRS, et que certains frais ne sont pas supportés par la revue (fluides, secrétariats et ... bénévolat de mathématiciens impliqués dans son fonctionnement). Le démarrage de la version électronique a été rendu possible par le projet ministériel spécifique auquel j'ai fait allusion plus haut, mais les subventions correspondantes ne seront pas reconduites au-delà de la durée du projet. Nous avons décidé que, tant que cela serait possible, la consultation électronique serait gratuite, même pour le lecteur non abonné à la revue papier. En contrepartie, et pour éviter de "tuer" la version papier, nous ne mettons les articles en ligne que huit à dix mois après leur publication sous forme traditionnelle. Le lecteur désireux d'avoir des informations générales sur le coût des revues scientifiques électroniques ou pas consultera avec profit les sites http://www-mathdoc.ujf-grenoble.fr/NSPI/NSPI.html et http://math.berkeley.edu/~kirby/journals.html#prices.

Quant à la question de l'archivage, remarquons d'abord que l'existence, dans notre cas, d'une revue traditionnelle rend la question moins cruciale que pour une revue purement électronique. La relative stabilité des standards et des matériels nous a, pour le moment, épargné les problèmes de traduction massive dans d'autres formats, ou le transfert vers d'autres machines. L'existence de sites-miroirs et d'archives papier (la revue papier elle-même dont, bien sûr, un exemplaire est déposé à la Bibliothèque Nationale), nous donnent une certaine sérénité, au moins à court ou moyen terme. Qu'en est-il en général ? Notons d'abord que les éditeurs privés se défaussent de cette question en ne prévoyant qu'un accès à durée limitée à leurs archives électroniques : si je souscris un abonnement électronique dix ans consécutivement, rien ne me garantit que vers la fin de cette période je pourrai toujours consulter les articles actuels. Au risque d'étonner mes collègues, et pour prendre -- une fois est loin d'être coutume -- le parti des éditeurs, je serais tenté de dire que je peux comprendre : ils n'assurent pas la disponibilité des archives papier non plus. Et ce sont les bibliothèques, voire la Bibliothèque Nationale, qui ont traditionnellement ce rôle. On aura compris que la question est infiniment plus complexe dans le cas électronique, et que, même s'il faut prévoir pour les livres ou revues traditionnels, l'usure, les accidents, la dégradation du papier, le pâlissement de l'encre etc., les problèmes sont sans commune mesure avec ceux qui se posent pour l'édition "virtuelle" : évolution et obsolescence rapides des logiciels et des matériels, des supports et des formats, sont des problèmes que connaissent déjà les possesseurs de disques 78 tours (ou même de disques 33 tours !), de bandes magnétiques, de voitures à l'essence ordinaire, ou de montres mécaniques ... Dans le cas de l'archivage des documents électroniques, il est clair que seule une réflexion globale et institutionnelle permettra d'apporter une réponse satisfaisante, et des groupes de travail ou de proposition sont d'ores et déjà au travail : les solutions individuelles comme la nôtre, pour utiles qu'elles sont, ne peuvent être que provisoires. Il y va de la préservation d'un patrimoine culturel. Je voudrais terminer par une question que l'on m'a déjà posée plusieurs fois : pourquoi le Journal de Théorie des Nombres de Bordeaux ne deviendrait-il pas une revue purement électronique ? La question peut bien sûr être posée pour toutes les revues mais aussi plus généralement pour toute publication. J'avoue ne pas avoir de réponse immédiate à cette question. À dire vrai elle recoupe tout ce qui a été dit plus haut : accessibilité, notoriété, conservatisme du milieu, archivage ... Il me semble que la question est vraisemblablement prématurée, mais surtout que, même s'il convient de faire une distinction entre publications "savantes" et publications "artistiques", l'objet-livre est un élément trop important de notre civilisation, pour envisager à échelle humaine sa disparition ou son remplacement massif. En revanche l'explosion du nombre de publications scientifiques pose des problèmes qu'il faudra bien prendre à bras le corps un jour, peut-être avec ... des bras électroniques ?